Le titre, explicite, est juste : il s’agit, ici, d’une évocation – romancée – des moments ultimes où le poète Baudelaire, rongé par la syphilis, a cru, malgré de graves « crises », pouvoir, encore, continuer son œuvre. Avant d’être paralysé et de perdre l’usage de la parole. L’auteur, célèbre, est plus ambigu : derrière cette évocation appuyée sur des faits historiques, derrière aussi les broderies dues au romancier, derrière, enfin, l’application d’un styliste travaillant à faire vrai, il y a, pas même masqué, notre jeune philosophe en personne, s’interrogeant sur la place du créateur dans le monde, la vanité de la gloire, l’importance de tel écrit, la bassesse de la flatterie…

Le livre, dans tout ça ? Promis au Goncourt dès avant sa parution – il est vrai qu’il figure, aujourd’hui, sur la dernière liste, mais tout n’est pas vraiment joué – salué par une presse… empressée dès sa publication, attachant et irritant à la fois, sincère et terriblement convenu, il étonne, lasse, émeut, tour à tour. Comme son auteur…

Plusieurs voix

Baudelaire, donc. En 1866, à Bruxelles où, las d’être incompris à Paris, d’attendre en vain une élection sous la Coupole, de faire taire le « scandale » du procès des Fleurs du Mal, il était parti pour une tournée de conférences – et qu’il n’avait plus voulu quitter. Baudelaire, dans sa chambre de l’Hôtel du Grand Miroir où, après une première crise devant la cathédrale Saint-Loup de Namur, la tête prise dans un étau, dans une odeur de laudanum, il tente de retrouver ses esprits, de se reprendre, de faire le point. Baudelaire, fils d’un prêtre défroqué dont le portrait lui fait face, emmené de logis en logis, et d’une mère tôt remariée à un général qu’il détestait. Baudelaire poète et journaliste, tôt lancé dans le petit monde des lettres, puis vite à demi oublié. Baudelaire, client du quartier de la Putterie. Baudelaire, amant de sa belle métisse. Baudelaire, génie exigeant et désespéré, recréé par Lévy, espoir brillant et pas aussi assuré, peut-être, qu’il ne semble…

Le livre, comme naguère Le Diable en tête, première tentative romanesque de l’ex-« nouveau philosophe », est écrit à plusieurs voix. Mme Lepage, la tenancière de l’hôtel, qui parle – excusez m’sieurs-dames – comme une concierge, la métisse de naguère, qui ne cache rien des habitudes du poète au lit (il la voulait comme morte, rappelez-vous, « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre »), l’ami photographe Neyt, l’éditeur Poulet-Malassis, Adèle Hugo, voisine à Bruxelles, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, ils sont tous là, chacun décrivant « son » Baudelaire.

Il y a, enfin, d’abord camouflé, parce qu’il a une mauvaise action à se faire pardonner (on le comprend à la fin, c’est le – relatif – suspense d’un livre par ailleurs plutôt méditatif), un jeune écrivain, le narrateur, venu en admirateur rencontrer Baudelaire à Bruxelles et qui écrit ce livre dix ans après sa mort. C’est à lui que Baudelaire aurait dicté ses dernières réflexions, cherchant, désespérément, à laisser, enfin, une œuvre qui soit irréfutable. Réflexions grinçantes, d’un noir pessimisme. Ni souvenirs ni exégèse de ses poèmes si mal accueillis, mais quasi-testament sur la gloire, le rire, l’artifice, la religion…

Testament

Testament d’un Baudelaire réincarné, ou méditations d’un BHL visiblement pris au jeu et se prenant pour son modèle ? On n’est pas, ici, totalement convaincu. En revanche, l’agonie pathétique d’un homme dévoré d’intelligence et de désespoir, rongé d’un mal de vivre qui occulte son succès, hanté par l’incompréhension de ses pairs, Bernard-Henri Lévy la rend avec une violence froide, une densité sèche assez saisissante. La chambre de l’Hôtel du Grand Miroir, on en respire l’odeur malsaine, le lit de l’hospice des religieuses, tout au fond d’une salle sinistre, on le voit, la rage d’un hémiplégique aphasique, on la ressent. Cette parade pour un poète moribond, derrière les « correspondances » personnelles, ne manque pas d’un sombre éclat.


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