La première fois que j’ai vu Sollers, c’était en 1977.

Il était magnifique et glorieux.

Il avait côtoyé Bataille et Breton.

Foucault et Derrida avaient fait antichambre au seuil de la maison Tel quel.

Mauriac et Aragon, c’est-à-dire, comme il aimait à le rappeler, le Vatican et le Kremlin, s’étaient disputé l’honneur de l’avoir reconnu et baptisé en premier.

Il avait fait l’expérience des limites et de l’infini.

Il connaissait la loi des exceptions que sont les écrivains.

Il était dans l’une des périodes les plus productives de sa vie et c’est celle où, en même temps, il publia le moins.

Et nous voilà, plusieurs après-midi de suite, rue des Saints-Pères, dans un appartement vide et blanc, au-dessus d’un bar anglais où nous allons, dans les années suivantes, fomenter quelques complots – moi lui lisant le manuscrit de La Barbarie à visage humain ; lui déployant des efforts sans mesure pour dissuader un jeune homme qu’il ne connaît pas de se laisser publier par un Jean-Edern Hallier qu’il ne connaît que trop (le directeur de L’Idiot International n’est-il pas l’éternel meilleur ennemi qui fit tout, dans une autre vie, pour l’envoyer se faire trouer la peau dans un djebel de la guerre d’Algérie ?).

Ainsi commence l’histoire.

Une amitié naît là, intense, sans nuages, dont nous n’imaginons pas qu’elle durera autant que nos vies.

La dernière fois que je lui ai parlé, c’était il y a un mois, un matin, au téléphone.

Il y aura, l’ultime semaine, une autre dernière fois.

Mais il ne sera plus vraiment là.

Il faudra qu’Abdel, son fidèle garde-malade, me mette sur amplificateur pour qu’il entende, sans pouvoir répondre autrement que par un souffle et un soupir, les mots de réconfort que l’on prononce dans ces moments.

Et la vraie dernière fois ce fut donc bien ce matin d’il y a un mois.

Il a encore tous ses esprits. La voix est claire, bien rythmée, quoique étrangement timbrée et rajeunie. Et nous parlons des mille riens qui ont toujours fait notre joie.

Les bons et les méchants…

Les morts-vivants et les pas morts du tout…

Tel épisode infime de la guerre du goût et du démon…

Tel mouvement de troupes, au sol, dans la bataille que mène le monde pour ne pas aboutir à de beaux livres…

La bêtise qui monte, qui monte, comme à l’époque du RIRA (Rassemblement international de riposte contre l’analphabétisme)…

Le Montalembert où je ne le vois plus, le soir, avec Josyane Savigneau.

La Closerie où le guettent en vain, depuis des semaines, de jeunes disciples en quête de Grand Écrivain.

Et puis son roman, en chantier, qu’il compte bien pouvoir terminer.

Sollers, ce jour-là, n’est pas près de lâcher prise.

Un vivant comme lui ne doit, dans son esprit, pas mourir.

Entre ces deux dates ?

L’admiration.

J’ai tout admiré en lui.

Son brio.

Son talent.

Sa virtuosité sans exemple depuis, précisément, Aragon.

Le coup de force de H.

De Paradis à Femmes, puis à son autoportrait en Vivant Denon et aux livres en mouvement de la fin, son génie de se redire en se réinventant.

Son courage.

Son culte de la liberté et son refus, comme nous disions dans notre jeunesse, de céder sur son désir (ai-je jamais connu écrivain plus insolemment libre et souverain que lui ?).

Son goût de vivre à l’écart mais sans partir, de bouder Paris mais sans céder à la tentation de Ré (il y a eu Gygès, le très guerrier roi de Lydie qu’un anneau magique pouvait rendre invisible ; n’était-il pas l’anti-Gygès ? n’est-ce pas un anneau de visibilité qu’il portait, lui, au doigt et qui le faisait, en se montrant, se cacher ?).

Sa volonté de tout dire mais en celant l’essentiel.

L’habitude, avec ses amis, d’échanger des secrets mais jamais de confidences.

Sa générosité sans limites quand il lisait les livres de ses camarades et téléphonait toutes les trente pages pour dire, à mesure, son enthousiasme.

Sa constance aussi.

Eh oui ! Cet homme à qui l’on a reproché sa désinvolture, ses palinodies, son passage de Mao (canal historique des jésuites et de Matteo Ricci) à Moïse (tendance Église catholique, apostolique et romaine) a été fidèle, toute sa vie, à quelques passions fixes : athéisme social et goût du malentendu ; conviction qu’écrire n’est ni un droit ni un devoir mais que la littérature a tous les pouvoirs ; l’amour de la France, même moisie, mais avec un passeport britannique et sous drapeau européen ; Julia, Dominique ; le sentiment que Dieu est, mais qu’il n’existe pas ; la certitude que le Diable n’est pas le Malin puisqu’il est l’inintelligence même, le mauvais goût, l’ignorance ; l’éternel retour à Venise qu’il écrivait parfois Veni etiam (viens encore, viens toujours, reviens) ; la conviction qu’un écrivain a plusieurs vies (l’officielle, l’intérieure, et puis la souterraine qui continue après la mort).

Je reviendrai, un jour, sur tout cela.

Je dirai ce que sont les « certaines choses » dont, pour parler comme, à la mort de Braque, l’un de ses contemporains, je ne m’entretiendrai plus avec personne.

Le chagrin, aujourd’hui, prend la place.


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