Il y a moins de vocations humaines qu’on ne le croit. Et celles qui ont pour tâche de se saisir de la « réalité rugueuse » du peuple des hommes se comptent sur les doigts d’une main.
Il y a, bien sûr, le pasteur, c’est-à-dire le politique. Il y a également le penseur, en d’autres termes l’intellectuel.
Mais on a oublié un troisième acteur qui a longtemps été, en Europe comme ailleurs, le point d’appui secret des deux premiers : ce « poète épique » dont Pierre Guyotat disait, dans un numéro récent de la revue Critique, que la figure avait disparu et qu’il était devenu impossible.
Eh bien, je crois qu’un tel poète est en train, même s’il écrit en prose, de réapparaître sous nos yeux.
Il s’appelle Pascal Bacqué. Son livre, énorme, torrentiel, exigeant et voluptueux, terrible et drôle, ébullition et coup de clairon, tombé comme une météorite dans le paysage littéraire français, s’appelle La Guerre de la terre et des hommes.
Et Florent Massot, son éditeur, annonce que ce n’est que le début d’une série de cinq tomes qui, sur 4 000 ou 5 000 pages, n’ambitionneront rien de moins que de raconter, non la légende, mais l’histoire des siècles et de l’humain.
Ce premier tome et son mythe s’organisent autour de deux objets que l’on aurait tort de prendre pour de simples métaphores.
La tourbe, d’abord. Cette végétation mi-morte mi-vive, cette matière mi-fossile mi-labile, qui fascinait déjà Michelet et dont Bacqué nous dit que c’est un autre nom pour la culture ; ou pour les formes successives de l’Histoire ; ou pour les êtres parlants lorsque le Réel, cette méduse, a fini de les pétrifier et qu’ils se sont agglomérés en une ténébreuse, tissulaire et collective unité – turba, en latin, n’est-il pas l’un des noms (le pire…) de la foule ?
Le bâton ensuite. Cet objet, non pas sacré mais saint, qui est, lui, mi-matière mi-esprit, mi-chose mi-intelligence et qui peut avoir l’allure, indifféremment, du bâton prodigieux de Moïse ; de celui de Shakespeare faisant jaillir l’eau de ses mots du rocher de la langue de Plaute et Ovide ; de la baguette de Dante, de Bach, de Léonard ou de n’importe quel génie ayant, une fois au moins, frappé un coup dont le monde ne s’est pas remis ; ou l’allure, encore, du bâton d’Elias et de son père, ces êtres inouïs d’intelligence paradoxale et prophétique qui sont les personnages principaux du roman – ne suffit-il pas, disait Antonin Artaud arrivé en Irlande, d’un coup de la canne de saint Patrick pour, sous la crasse des mots et des imaginaires qui s’y sont déposés, retrouver la plaie sanglante qui est l’envers de nos corps et qui, soudain, reprend vie ?
Et puis, tantôt barbotant dans la tourbe, tantôt se souvenant du bâton et se le passant, voilà dix siècles d’Histoire qui, tendus entre deux moments maximaux, défilent au gré d’une intrigue endiablée : l’an mil où naît, quasi armée, l’Europe ; la Seconde Guerre mondiale où on la retrouve au bord d’avoir réussi son suicide ; et, dans cette cavalcade, sorti des limbes, un peuple de personnages où l’on reconnaîtra, pêle-mêle, Otton III, Sylvestre II, Jacob et Esaü, un petit Marcel et un certain Louis-Ferdinand, Tolkien, Winston Churchill et Adolf Hitler, Hermann, le frère jumeau d’Elias, ou le nommé Lord Bute, que l’on reconnaîtra sans difficulté.
Puissamment, savamment et authentiquement juif
Il se trouve que je connais, moi, Pascal Bacqué. Je l’ai rencontré il y a une quinzaine d’années alors que, dans le sillage de Benny Lévy, puis, très vite, de son fils, René Lévy, il était devenu juif.
C’était une sorte de Grand Meaulnes issu d’une famille catholique traditionnelle, mi-bourgeoise mi-aristocratique, qui lui avait transmis, me semble-t-il, la connaissance et la passion de la langue française.
Il avait été, alors, aussi furieusement thomiste, augustinien, pascalien qu’il allait devenir – son hypermnésie, ses dons et la continuation de son aventure poétique aidant – puissamment, savamment et authentiquement juif.
Et l’on avait le sentiment – y compris au physique – d’un Claudel jeune qui, encore et toujours vissé à l’Europe, plus fou que jamais de la langue française et de ses noms, ivre de musique autant que de littérature, n’aurait pas, à Notre-Dame, entendu l’annonce faite à Marie mais, dans la pratique de l’étude et le corps-à-corps avec les Traités, trouvé les voix de Maïmonide mêlées aux dernières notes d’un concerto pour violon de Sibelius.
Aujourd’hui, ce singulier personnage arrive au bout de ce moment de son grand voyage de cœur et d’esprit.
Je l’ai vu, au fil des ans, tâtonner entre science juive et poésie, polysémie et symphonie, effroi et lyrisme, sens du tragique et quête de la vérité.
Je l’ai vu multiplier les versions, chercher la note juste, cadrer et recadrer ses décors, produire, à la seule force de ses rythmes, un feu de lave, une vapeur d’insectes ou un transport d’un château à l’autre.
Et voici venu le jour, heureux pour notre langue, où son road novel halluciné peut prendre le temps de souffler – et c’est l’une des entreprises littéraires les plus folles, les plus ambitieuses, mais aussi les plus nécessaires que j’aie vues depuis longtemps.
Son éditeur ayant eu la sage idée de faire lire ce livre monstre, avant parution, par 70 grands lecteurs qui avaient dans son esprit, je crois, les 70 visages dont le Talmud dit qu’ils se reflètent dans la moindre goutte d’encre d’un verset et, qui sait ? d’un vers ou d’une prose pénétrés de leur sens, je suggère à mes lecteurs, ici, de poursuivre : 71, 72, 73, ainsi de suite – qu’ils se rassurent ! ils n’auront pas à aller jusqu’à l’infini puisqu’à 70, comme ils le comprendront à la lecture, le compte était déjà bon.
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