Faut-il supprimer la télévision ? C’est ce que proposait, il y a sept ans maintenant, Pier Paolo Pasolini. C’était le seul remède, disait-il, à cette débauche de « bêtise », de « vanité », de « vulgarité », qu’il voyait, jour après jour, s’étaler sur le petit écran. Le dernier recours possible contre une information « officielle », « étatisée », dogmatisée, égrenant, sans relâche, son chapelet de mensonges, de contraintes, de demi-silences. Et la seule « proposition » constructive, surtout, si l’on voulait conjurer le triomphe de la pensée molle, morte, suant la sottise et l’ennui que sécrétait, naturellement, à ses yeux la « qualité de la vie petite-bourgeoise »…

La solution, bien sûr, est un peu expéditive. Il y a, dans cette « modeste proposition », un petit ton swiftien qui est moins dans ma manière. Et je ne crois pas — qu’on se rassure — que l’heure soit déjà, ici, à tant de radicalité. Mais il reste qu’en relisant ce texte aujourd’hui, à la lumière de notre propre « crise de la télévision », dans le grand tintamarre auquel elle donne lieu un peu partout, il est difficile de ne pas sursauter — et de ne pas se dire que nous ne sommes pas si loin que cela, peut-être, de la situation d’« implosion » décrite par le poète.

L’échec des socialistes

Car, de fait, où en sommes-nous ?

Ce qui est sûr, d’ores et déjà, et qui constitue à soi seul un événement politique majeur, c’est que le régime du 10 mai a trouvé là, sur ce terrain, le lieu de son premier revers.

Par une singulière ironie du sort, ce n’est ni sur le chômage, ni sur l’inflation, ni sur la Pologne, ni sur les nationalisations, mais sur ces jeux, simplement, du symbolique et du langage, que l’état de grâce, tout compte fait, aura fini de se déliter.

Ces culturocrates progressistes que l’on disait rompus à l’usage, au ministère de la parole, les voilà qui découvrent tout à coup, avec une stupeur mêlée d’effroi, les maléfices d’une langue vive, redoutablement moderne, dont le piège est en train, tout doucement, de se refermer sur eux.

Et l’évidence est là, alors, irrémédiable et sinistre, d’un socialisme enlisé dans son insistante et tenace dixneuvièmité culturelle ; impuissant à maîtriser les enjeux et l’idée même de l’information du XXe siècle ; ignorant de tout ce qui s’est dit, écrit, pensé depuis vingt ou trente ans, dans l’ordre de la communication de masse ; et insoucieux, en vérité, d’entendre quoi que ce soit à cette grande aventure moderne que constituent la production, la circulation, la consommation d’images médiatisées.

Rendez-vous Elkabbach !

Rompre le cercle de la régression ? En finir avec cette « télé d’Etat, verrouillée, hexagonale » ? En inventer une autre, « indépendante », « audacieuse », qui, sachant dépasser enfin l’âge des « balbutiements », relèvera le défi des technologies de pointe ? C’est là, littéralement, ce que propose un grand professionnel, Jean-Pierre Elkabbach, dans les toutes dernières pages de l’ouvrage qu’il vient de publier : et ce sont ces pages, comme de juste, dont il n’a été, à ma connaissance, jamais et nulle part question…

Le bouc émissaire

Les lecteurs du Matin en ont peut-être un peu assez de cette affaire Elkabbach. Ils ne voient, ils n’entendent que lui, ici, ailleurs, partout, depuis une semaine ou deux. Et j’ai lu, moi aussi, ces interviews « exclusives », publiées le même jour ou presque, dans tous les grands journaux parisiens…

Mais tout de même ! M’interdira-t-on de trouver étrange la manière dont les choses, justement, sont en train de se passer ? Ces hommages embarrassés, puants de tartuferie, à un homme que la communauté a si gaillardement, jadis, accepté de sacrifier ? Les amis, les fidèles, ceux qui avaient juré de le suivre, ceux qui s’étaient promis de le soutenir et qui ne savent aujourd’hui, curieusement, que lui bredouiller de vagues épitaphes ? Ce silence bizarre, presque toujours, sur la lettre, la réalité, la qualité même d’un livre moins « parlé » qu’il n’en a l’air, plus « écrit » qu’il ne le dit et parsemé, ici ou là, d’indéniables bonheurs de langue ? Et le fait qu’il ne se soit trouvé personne enfin pour oser clamer l’évidence : qu’on sort de ce long plaidoyer avec la conviction, finalement, que pas grand-chose ne tenait dans les procès intentés à l’ex-directeur d’Antenne 2, et qu’il fut bel et bien, en ce sens, victime d’un déni de justice ?

Tout cela donc, personne ne l’a dit. Personne, peut- être, ne pouvait ainsi le dire. Elkabbach se devait, nous devait, nous doit encore d’être coupable. A-t-il été conspué, réellement, le soir du 10 mai à la Bastille ? Il ne sait plus. Nul ne sait plus. Et peu importe, en vérité. Car l’important est qu’on l’ait cru. Qu’on tienne tant à l’avoir cru. Qu’il ait fallu ce fantasme-là pour mieux lier la liesse. Qu’on ait besoin de lui, et de lui galeux, pour mieux souder les cœurs. Qu’aujourd’hui même, dix mois après, il soit toujours là, interdit d’antenne, frappé d’un véritable Berufsverbot, vivante part maudite sur l’autel du changement. « Bouc émissaire », disent-ils…

Trop de religion !

Mais sait-on ce que l’on dit, au juste, quand on parle de bouc émissaire ? A-t-on idée de la fantastique, de la formidable quantité de haine concentrée dans cette curée de tous contre un ? Mesure-t-on les mille conflits, les mille et un frères ennemis dont Durkheim, Frazer, Girard nous enseignent la réconciliation sur le dos de la victime ? En clair, cela s’appelle de la religion. Un déferlement, un ruissellement de religion. Et c’est cela, cette religion, cette sacralité ruisselante et folle, cette débauche de déraison et, proprement, d’obscurantisme qui me gênent tant, parfois, dans le discours des socialistes…

La Pologne, encore…

Religion pour religion, il faut choisir. Car il y a celle, aussi, de ces prêtres dont la police polonaise révélait récemment la fondamentale « juiverie ». De ces humbles paroisses, de plus en plus exposées, où l’on entend déjà, paraît-il, le bruit de bottes des spadassins. De ce petit peuple de Dieu, placé par le destin aux avant-postes de la misère et qui sent s’approcher, chaque jour davantage, l’heure de la rafle finale. Était-elle si cocasse, vraiment, au vu des dernières nouvelles de Varsovie, l’image que je proposais ici même, il y a quelques semaines déjà, d’une « guerre » dont les juifs, les catholiques, le judéo-catholicisme en son entier seraient les premières cibles ?

Faurissonisme à l’italienne ?

Un dernier mot, un dernier coq-à-l’âne encore, au chapitre de ce monde si étrangement proche, parfois, de nos plus sombres cauchemars…

Il y avait un invité d’honneur, samedi dernier, à Rome, au XIIIe Congrès du M.S.I., le parti fasciste italien.

Un démocrate authentique qui a tenu à venir affirmer là qu’il n’y a pas de démocratie sans « plein respect des autres ».

Un libéral absolu à qui son libéralisme même faisait « devoir », disait-il, d’être présent, lui aussi, à la tribune où, la veille, parlait le fils de Mussolini.

Un homme de gauche incontestable, au passé libertaire solide, qui n’a pas craint de lancer à « la forêt de bras » tendus dans le rituel salut fasciste : la gauche « a besoin de votre devenir et de votre développement ».

Un interlocuteur inespéré, donc, à qui Almirante, le chef historique néo-fasciste, ne s’est pas privé de répondre, tout à trac : « Vous nous avez dit de grandir, eh bien, nous grandirons. »

Un étrange apprenti sorcier, enfin, qui est allé jusqu’à se vanter d’avoir mis son réseau de radios libres au service des congressistes afin — je cite toujours — que « ce congrès soit écouté par tous les Italiens depuis son commencement ».

Cet invité d’honneur s’appelle Marco Pannella. Député au Parlement européen, président du parti radical, il était jusqu’à ce jour l’une des plus nobles figures de l’extrême gauche occidentale. Et si je m’attarde ainsi à cette pitoyable péripétie, c’est qu’il est difficile de ne pas y voir une autre manifestation de cette « ruse de l’histoire » dont je parlais la semaine dernière ; qu’une mécanique y fonctionne qui n’est pas très différente, toutes proportions gardées, de celle de ces hommes de gauche empressés à reviser la réalité du génocide juif ; qu’on a là un nouvel exemple, en un mot, de cette décomposition accélérée d’une pensée libertaire de plus en plus tentée, à nouveau, par les démons du néo-fascisme.

Surprenant vraiment ? Je connais une grande Européenne qui s’était inquiétée un jour, devant moi, de tant d’insistance à nommer « holocauste » le drame de l’extermination par la faim.

Une autre, Maria-Antonietta Macciocchi, pionnière en matière de recherches sur le fascisme qui, il y a tout juste quelques jours, préférait quitter le parti radical et rejoindre discrètement le groupe socialiste au Parlement de Strasbourg.

Et puis, Pier Paolo Pasolini, toujours, plus instruit que quiconque de ces ruses de l’histoire, de ces caprices du délire, de ces sombres entrelacs de l’inconscient politique, qui adressa, un jour, à Marco Pannella ce conseil sibyllin : « Il faut te mettre au courant, sur le plan sémantique, des pièges du langage que tu utilises. »


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