Pour moi qui l’ai un peu connu et beaucoup lu, la question de sa relation au judaïsme a toujours été le grand mystère de l’œuvre et de la vie de Romain Gary.

Pourquoi cet homme qui ne s’était jamais exprimé sur Israël supportait-il mal, par exemple, que l’on formule en sa présence la moindre réserve sur l’Etat hébreu ?

Pourquoi, lui qui avait le culot de raconter à qui voulait bien l’entendre qu’il n’était qu’« à demi juif » ou même, dans certains textes, « catholique de naissance », entrait-il dans de telles colères quand on se permettait d’en conclure qu’il était un cas, ma foi, banal de cette vieille maladie juive qu’est la haine juive de soi ?

Quel crédit et, surtout, quel sens fallait-il accorder à tel épisode de La Promesse de l’aube où il s’inventait un père mort à la porte de la chambre à gaz, ou à tel autre, dans La Danse de Gengis Cohn, où c’est lui qu’il décrivait, lors de son retour à Varsovie, entrant en catalepsie tant fut forte son émotion ?

Et ces questions avaient-elles, d’ailleurs, tant d’importance pour cet affabulateur de génie, doublé d’un minoritaire-né, qui n’aimait que les malentendus, les identités incertaines et mal fixées, les généalogies réinventées, la liberté comme anti-destin, les lignes de fuite, le roman ?

Le grand mérite de ce nouveau livre de Paul Audi — le troisième qu’il consacre à l’auteur de La Nuit sera calme – est de débrouiller enfin et, je crois, pour la première fois cette ténébreuse affaire.

Il y a autre chose, naturellement, dans ce Je me suis toujours été un autre.

Il y a de belles pages sur l’art du roman, tenu pour une catégorie éthique autant que pour un genre esthétique.

Il y a une méditation sur le devenir-fiction d’une existence qui aura finalement été, gestes et textes confondus, le vrai chef-d’œuvre de Gary.

On y trouvera une passionnante théorie de la création entendue comme un effort « désespéré » pour « prendre de vitesse le néant » et lui faire, comme disait Deleuze, plusieurs fois cité par Audi, des ribambelles d’enfants « dans le dos ».

Et je ne parle ni de ce qu’il nous dit de l’art « bouffon » de Gary, ni des éclairages qu’il apporte sur une « affaire Ajar » dégagée de ses surinterprétations romantiques ni, encore, du magnifique final sur la joie crépusculaire de l’écrivain à l’heure de prendre congé.

Car le coeur du livre est bien, je le répète, dans cette réflexion autour des figures juives de Romain Gary : une réflexion serrée, tendue, parfois étrangement émouvante tant est visible la volonté de l’auteur de sauver son héros des « calomnies » colportées par ses biographes – une réflexion articulée, en fait, autour de quatre thèses.

La première est que l’enfant de Vilnius qui avait, à la fin de sa vie, un chandelier de synagogue au pied de son lit, n’a « jamais renié sa mère » et n’a, si l’on met à part les provocations qu’il lançait à la tête de ses interlocuteurs comme Alfred Jarry ses coups de revolver, jamais sérieusement mis en cause son être et son nom juif.

La deuxième est que tout le credo de l’auteur des Racines du ciel, sa haine du paganisme, son désespoir tragique face à la loi de l’être, son obsession prophétique de la promesse, sa vision d’un Homme chu parce que créé et fini parce que chu, sa théorie de la venue au monde comme « éjection », expulsion sans retour de « l’origine » et de ses miasmes « océaniques », que rien de tout cela ne se comprend sans le souvenir obscur d’une très ancienne métaphysique à laquelle il n’avait pas besoin d’adhérer puisqu’elle était le lieu même de sa naissance et de son assignation spirituelle.

La troisième est que cet anti-naturaliste professionnel a commis une erreur bizarre et, tout bien pesé, assez sidérante quand on songe avec quelle énergie il s’attachait, dans le même temps, à dématérialiser la France par exemple, à la penser comme une idée, un principe, un ciel et non une terre, les cerfs-volants de l’imaginaire au lieu des racines de l’appartenance, certainement pas un être, tout juste une nation – il a commis, dit Paul Audi, l’erreur de débutant de confondre « naissance » et « soumission », « assignation éthique » et « identification ontologique » et de croire donc, très logiquement, que le « nom » juif fût celui d’une « identité ».

Et la quatrième thèse, enfin, est que cette erreur lui fut fatale, naturellement et forcément fatale, car il lui a suffi, alors, de soumettre cette « identité », comme les autres, au jeu des désaveux et des nœuds, des réinventions et des renaissances, il lui a suffi de lui appliquer le beau mais terrible programme de « se débarrasser de soi » et de n’accepter qu’une vie qui soit « faite pour recommencer », il lui a suffi de s’enfermer dans l’illusion que cette « identité » serait un obstacle au vrai « Universel » et qu’il fallait par conséquent s’en défaire sans tarder, pour que ce juif de cœur et de pensée s’emmêle dans un écheveau de contradictions qui ne pouvait, suggère Audi, que contribuer à la tragédie finale.

On aura reconnu là, naturellement, l’écho des analyses d’Emmanuel Levinas.

On aura reconnu, aussi, la distinction milnérienne de l’Universel facile (grec, romain, catholique) et de l’Universel difficile (juif, prophétique, intensif).

Et, encore, l’une des dernières paroles de Benny Lévy cité, lui aussi, par Audi et affirmant à Alain Finkielkraut, depuis Jérusalem, qu’il ne connaissait pas de grande littérature nationale qui ne tienne du souffle prophétique une part de son esprit.

C’est que Paul Audi est philosophe.

Il est le seul, dans la petite confrérie de lettrés qui s’affairent depuis quelques années autour de la mémoire de ce géant sous-estimé qu’est probablement Gary, à le faire avec des outils qui sont aussi ceux de la tradition philosophique.

Et c’est le seul qui, du coup, rende à cette aventure à la fois folle, énigmatique et belle tout son pesant d’or du temps, toute sa force spirituelle et, je ne crains pas de le dire après lui, sa charge messianique.

Je me souviens de l’une de nos dernières conversations, rue du Bac, à propos de Difficile liberté que je venais de découvrir et dont je ne parvins pas à décider, comme souvent avec lui, si la connaissance qu’il semblait en avoir était directe ou de ouï-dire.

J’ai devant moi la dédicace mystérieuse qu’il m’adressa, dès le lendemain, sur un exemplaire de Pour Sganarelle, le gros essai théorique qui était supposé régler leur compte aux doctrinaires matérialistes du nouveau roman : « Puisque nos itinéraires se rejoignent ».

Ce livre, presque trente ans après, me donne la clef qui me manquait.


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