La série s’ouvre, comme la décennie, sur les premiers babils d’une espèce nouvelle, celle des intellectuels. En l’occurrence Maurice Barrès qui, au moment de l’affaire Dreyfus, se dresse contre « le parti des juifs ». Et elle se termine, quatre épisodes plus tard, sur la fin du « dernier grand maître », Althusser « attrapé » à Sainte-Anne. De l’antisémitisme de Barrès à la folie d’Althusser. Un siècle d’égarements, un catalogue des poses et positions des « clercs » face à l’Histoire, le tout revisité en touriste-inquisiteur par Bernard-Henri Lévy. Omniprésent, sur les pas de Gide à Moscou, de Camus à Alger, quêtant les images (rares) de Drieu la Rochelle ou d’Yvonne Sadoul et (dérangeantes) de Céline, Genet ou Malraux. De la grandeur à la décadence de ses pères. Jusqu’à la « métamorphose ultime qui rendrait aux intellectuels un visage et une parole ». Les siens ? Avant toute polémique, le point de vue d’un historien des intellectuels, Jean-François Sirinelli.

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Propos recueillis par Annick PEIGNE-GIULY

Annick PEIGNE-GIULY : Quelles sont vos premières réactions aux quatre épisodes de cette série ?

Jean-François SIRINELLI : Il y a des lectures possibles. J’écarte d’emblée la lecture polémique. L’omniprésence de Bernard-Henri Lévy surprend au début, et quand surgit à la fin du quatrième épisode le Chinois tenant tête aux chars à Tian An Men, il faut accommoder, au sens optique du terme, pendant quelques secondes : l’homme à la chemise blanche face aux blindés, ne serait-ce pas Bernard-Henri Lévy ? À bien y réfléchir, par cette omniprésence il annonce la couleur : c’est une histoire « subjective » des intellectuels qu’il nous propose – tel est du reste le sous-titre du livre qui accompagne la série télévisée – et à prendre comme telle. D’où un second registre d’analyse : c’est une histoire de famille – celle des intellectuels – racontée par l’un de ses membres. L’arrière-petit fils se penche sur l’arbre généalogique et fait le tri : les aïeux dont on se réclame, les querelles qui rythment la vie de chaque génération et, à l’arrivée, l’inventaire des cadavres dans le placard.

Que pensez-vous du langage télévisuel que les auteurs ont choisi ?

Pour illustrer leur propos, l’auteur et le réalisateur ont, fort logiquement, recherché l’album de famille. Le résultat est passionnant : parmi les documents exhumés, le film d’Éluard sur le 70e anniversaire de Staline, la maison d’enfance de Camus, l’hôpital de Blida où exerça Frantz Fanon, le procès bolivien de Régis Debray, etc. En même temps, la facture est très classique : Henri de Turenne a inventé un langage télévisuel pour raconter Les Grandes batailles du passé, Bernard-Henri Lévy narre les grandes batailles intellectuelles. Jusqu’au ton épique, proche de l’emphase, qui là encore est dans la logique de la formule choisie. D’autant que le langage télévisuel est toujours forcément réducteur et doit accuser les angles : le rythme et le ton sont à la croisée de l’épique et du didactique. Et si l’on parvient ainsi à passionner plusieurs millions de nos concitoyens à l’histoire de nos clercs dans le siècle… sincèrement, qui s’en plaindrait ?

Y discernez-vous un « message » de BHL ?

Le langage est une chose, le message en est une autre. Bernard-Henri Lévy nous propose une lecture de cette histoire séculaire des passions françaises. Là encore, l’historien doit surmonter la tentation d’une lecture polémique. Encore qu’une histoire « subjective », par essence, ne peut qu’appeler le débat. Nul doute que celui-ci aura lieu, et notamment sur les deux derniers épisodes. « Un siècle pour réapprendre la liberté », telle est la conclusion – et donc le sens – de la série. Dès lors, finir sur SOS Racisme, avec comme avant-dernière étape, comme il se doit, « les nouveaux philosophes », n’est-ce pas resserrer trop brusquement l’objectif, dans tous les sens du terme ? Il y a là de belles polémiques en perspective. L’historien, pour sa part, se contentera de déplorer que la fin, avec ses saints laïques – Bernard Kouchner, Marek Halter et Bernard-Henri Lévy lui-même –, soit un peu trop pieuse. Histoire subjective, certes, mais pourquoi tellement narcissique sur la fin ? Encore que l’honnêteté oblige à nuancer : le début est explicite ; pour Bernard-Henri Lévy, le périple est avant tout une recherche des origines de l’intellectuel qu’il est. Une quête d’identité. Dès lors, une fin où l’auteur dit « je » a sa logique. D’autant qu’elle est annoncée, tout au long du quatrième épisode, par ce « je me souviens » à la Perec, l’un des passages les plus attachants de la série.

Quelle est donc la nature de cette subjectivité qu’il revendique ?

Au bout du compte, c’est moins l’histoire du siècle qui se reflète dans le miroir que nous tend Lévy que ses propres rapports avec l’Histoire. Avec, comme fil rouge si l’on peut dire, les rapports avec toutes les variantes du communisme. À ce titre, la série est aussi un document d’Histoire au second degré. Elle diffuse les faire-part de décès d’un certain type d’intellectuel, l’intellectuel d’extrême-gauche. De ce point de vue, malgré son rythme rapide, la série est une sorte de pavane pour un intellectuel défunt. Avec quelques vestiges de langue de bois : Philippe Sollers par exemple, expliquant que les maos ont réinventé la démocratie en France. Avec aussi ses injustices : tout à son dialogue avec ce communisme de clercs, Bernard-Henri Lévy minimise, me semble-t-il, toute une gauche antitotalitaire qui existait bien avant les « nouveaux philosophes » : un Jean Guéhenno dans les années 1930, furtivement aperçu au détour d’un plan fixe, et aussi, plus tard, les Morin, Lefort, Touraine, sans oublier la mouvance d’Esprit, qui n’est évoqué qu’au moment de la guerre et de façon polémique.

Le point de départ, l’affaire Dreyfus, est-il justifié ?

Historiquement, oui. L’affaire Dreyfus est bien le moment où les intellectuels commenceront à jouer un rôle dans le débat politique, et plus seulement à titre individuel. Mais, pour Bernard-Henri Lévy, de façon implicite, il semble y avoir aussi cette idée, pas forcément fausse, qu’une boucle est bouclée et que l’intellectuel de la fin du XXe siècle ressemblera à l’intellectuel dreyfusard de la précédente fin de siècle, ou ne sera pas. La visite aux grands ancêtres n’est donc pas seulement pieuse et commémorative : c’est un retour aux sources et une filiation apparemment revendiquée.

Avez-vous relevé quelques erreurs historiques ?

Assurément, une telle entreprise laisse forcément affleurer quelques erreurs, moins factuelles, du reste, que de perspective. Le rôle des surréalistes et hypertrophié, le nombre des intellectuels communistes des années 1930 surestimé, le Front populaire trop largement occulté, et sur le fascisme français, Bernard-Henri Lévy retrouve ses têtes de Turcs de L’Idéologie française : Emmanuel Mounier, Uriage, etc. Une histoire « subjective » s’expose à de tels déplacements de perspective, et il y aurait quelque injustice à juger en universitaire ce qui n’est pas un traité historique. L’histoire donnée ici est partielle, parfois, approximative, trop souvent partiale, mais, outre l’intérêt, croissant au fil des épisodes, des images et documents, il y a dans cette série un souffle, assurément manichéen, mais c’est la loi du genre, qui en fait un ensemble passionnant.

L’ensemble vous a-t-il pour autant convaincu ?

Pour l’historien, le problème ne peut se poser en ces termes, car sa réponse serait forcément subjective et le ferait ainsi sortir de son rôle. Plus importante me semble la question de la résonance et de l’influence d’une telle série. Hors, celles-ci, me semble-t-il, seront importantes : car Les Aventures de la liberté font passer dans le domaine public une véritable relecture de l’histoire des clercs. Il s’agit, ni plus ni moins, que de la chronique annoncée de la deuxième mort de Sartre : le premier épisode de cette série s’ouvre sur les obsèques du philosophe au printemps 1980 ; quatre épisodes et, onze ans plus tard, en cette fin d’hiver 1991, c’est un second enterrement qui a eu lieu, tandis que s’est opéré le retour des cendres de Camus. Non que Bernard-Henri Lévy s’en prenne particulièrement à Sartre, il en parle au contraire avec un réel souci d’équité, mais Les Illusions perdues et La Fin des prophètes – les titres des deux premiers épisodes –, c’est bien la perte des illusions dont Sartre fut sinon le levain, en tout cas le symbole. C’est aussi la disparition des prophètes de ces religions de salut terrestre que furent les engagements de nombre d’intellectuels au XXe siècle et dont il restera l’incarnateur.

Quelle figure de l’intellectuel représente, à votre avis, BHL dans cet Olympe des esprits de ce siècle ?

À nouveau il faut, pour répondre à cette question, faire une lecture au second degré de cette série. Dans le fond, celle-ci est une histoire vue à travers les yeux de Camus et racontée avec l’emphase de Malraux. Et l’on sent bien, de fait, que BHL oscille, dans la conception qu’il a de son rôle d’intellectuel, entre ces deux figures archétypiques : Camus, l’homme à qui l’Histoire a donné raison, fut-ce à titre posthume ; Malraux, l’homme de l’action, mais aussi de l’incantation, de la vie vécue mais aussi à demi rêvée.

Mais autant qu’une figure implicite de l’intellectuel qu’il dessine, c’est aussi un rôle que BHL assigne à lui-même et à ses proches. Pour lui, un cycle séculaire de l’histoire des intellectuels s’achève. Cycle rempli de fureur et de bruits. Et jalonnée d’erreurs, que la génération des « jeunes philosophes » aurait permis de terminer. Certains pourront y lire la thèse suivante : les erreurs des générations précédentes ont été funestes, celles de la génération de Lévy ont été nécessaires à l’enfantement d’un monde intellectuel nouveau. Là encore, il y aura débat. N’est-ce pas donner un peu trop facilement de beau rôle à cette génération ? Toujours est-il que le débat même sera à l’aune de l’intérêt indéniable de cette série.


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