Que la question du Front National puisse faire l’objet d’un de ces Bloc-Notes, voilà qui, de prime abord, ne s’imposait peut-être pas. La trivialité du sujet. La vulgarité dont, par contagion, il ne peut manquer d’affecter tout discours qui s’y affronte. Ses pièges. Ses ruses. L’impression de déjà dit. De déjà vu et entendu. La plume par avance accablée à l’idée d’y aller à mon tour de mon couplet anti-lepéniste. Sans parler d’un voyage à Lima, d’une ou deux rencontres avec Mario Vargas Llosa, sans parler de cette conversation avec Michel Leiris sur les rapports Breton-Bataille à l’époque de Contre-Attaque ou de ce retour à Lisbonne, quinze ans après la « révolution des œillets » et de la troublante mélancolie qui ne manque pas de me saisir chaque fois que je reviens ainsi sur l’un quelconque des théâtres de la grande illusion contemporaine, sans parler, oui, des mille et une circonstances que j’aurais pris plaisir à évoquer et qu’il me faut sacrifier. Si, malgré tout, je m’y résigne, si, en dépit de ces réticences, je consacre finalement ce texte à un problème que j’aurais pu, bien sûr, traiter par le mépris, c’est pour deux ou trois raisons de fond — dont j’aurais mauvaise grâce, pour commencer, à ne pas dire au moins quelques mots.

La première est dans le droit fil de l’éditorial de notre n° 1. Le grand débat, disions-nous, de la période historique qui s’annonce ne sera plus celui, quasi arbitré, de l’idéal démocratique et de sa contestation totalitaire. Ce sera celui de cet idéal et de l’ennemi nouveau que l’on commence à voir émerger sur les décombres du communisme et qui s’appelle, au choix, nationalisme, chauvinisme, inté­grisme, populisme ou néo-fascisme. La chose est claire en Europe centrale avec la résurgence, de plus en plus inquiétante, des messianismes patriotes. Elle l’est en Amérique latine où les esprits les plus libres — Vargas Llosa encore, mais aussi Carlos Fuentes et Octavio Paz — s’accordent à reconnaître dans la montée d’un indigénisme hostile à l’Occident l’obstacle le plus sérieux à la modernisation de leurs sociétés. Elle l’est au Proche-Orient où je me réserve de montrer qu’il est, cet affrontement populistes/démocrates, le vrai clivage métapolitique qui permet de se retrouver dans la crise qui secoue, par exemple, la société israélienne. Eh bien elle l’est également en France où il faudra s’habituer à voir dans la démagogie lepéniste une version nationale parmi d’autres — même si ce n’est, hélas, ni la moins dangereuse ni la moins assassine — de la même régression générale. Le moyen, quand la résistance à la marée populiste est au cœur même d’un combat, d’éviter de s’en prendre à sa variante française ?

La seconde raison tient à la singulière pauvreté des discours qu’a suscités, jusqu’ici, la montée du phénomène. Les politiques en parlent — mais la plupart du temps pour ne rien dire. Les journalistes en discutent — mais pour s’excuser de trop en faire. Le Café du Commerce ne bruit que des « mots » ou des « lapsus » du bonhomme Le Pen — mais il y a dans ce tapage plus de fascination inavouée que de volonté réelle d’éclairer la réflexion. Et le fait est que les clercs, ceux dont le métier pourrait être de penser tout cela, cèdent le terrain à l’opinion, au préjugé ou encore, ce qui ne vaut guère mieux, à la banalité sociologique. Cynisme ? Lassitude ? Réflexe aristocratique d’une intelligentsia qui sait que le sujet n’est, je le répète, jamais flatteur pour qui s’y frotte ? Quelle qu’en soit la raison, le fait est là. Personne, ou presque, sur le front. Aucune des « consciences » qui se pressaient, depuis vingt ans, sur les tribunes de l’anti-totalitarisme. Et c’est pourquoi, dans cette revue littéraire dont la littérature est le premier souci, dans cette Règle du Jeu dont les titres de gloire sont, et seront toujours, de publier un inédit de Franz Werfel, un texte de Hermann Broch ou de Salman Rushdie, je me résous à donner sa place à un phénomène qui, à sa façon, et pour parler comme des prédécesseurs illustres, constitue une indéniable atteinte à la sûreté de l’esprit.

J’ajoute enfin que, dans le curieux débat qui dure depuis des années et qui porte sur la question de savoir si le Front est, ou non, un parti néo-fasciste, je me range, résolument, du côté des pessimistes. C’est un parti « divers », nous dit- on ? Composé « de bric et de broc » ? C’est un parti comme un mille-feuille, avec ses strates hétérogènes —  la dernière seulement (ou la première) étant véritablement fasciste ? Il en est toujours allé de la sorte pour tous les fascismes réels. Ce sont toujours des millefeuilles agglomérant, comme en Allemagne, des chômeurs, des mécontents, des braves gens et des nazis. En France même, de Déroulède à Doriot, le fascisme a toujours eu ce pouvoir de rassembler riches et pauvres, humbles et grands, hommes de gauche, de droite, d’extrême gauche, d’extrême droite, racistes avoués, antisémites honteux, socialistes en rupture de ban, communistes au désespoir — « fasciste » désignant, justement, cette capacité à brasser les contraires dans une même organisation völkisch ou « populaire ». En sorte que de deux choses l’une. Ou bien l’on va jusqu’à soutenir que, de la Ligue des patriotes au P.P.F., il n’y a jamais eu de fascisme en France — et alors, en effet, le raisonnement vaut pour Le Pen. Ou bien l’on admet, au contraire, qu’avec son mélange de prolos et de réacs d’Action Française, avec son fief de Saint-Denis qui incarnait à la fois une ancienne culture ouvrière et l’esprit de la monarchie, le P.P.F. par exemple était un parti nazi à la française — et je ne vois guère de raison de ne pas le dire d’un parti qui, aujourd’hui, n’est ni plus ni moins équivoque, ni plus ni moins contradictoire ; et je ne vois pas le moyen, surtout, de ne pas tout faire alors, et quelque répugnance que l’on en ait, pour dénoncer, combattre et, bien sûr, penser la chose.

I

Où l’on avance une explication de l’énigmatique ascension du Front National et de son chef

Et d’abord, pourquoi le Front National ? D’où vient-il ? D’où naît-il ? S’il est cette version française de la vague populiste générale, pourquoi maintenant ? Pourquoi comme ça ? Et que s’est-il au juste passé, dans la France de ces dernières années, pour qu’une extrême droite déchue, disqualifiée par l’Histoire et décapitée par le gaullisme, relève ainsi la tête et réoccupe son territoire ?

A cette question de principe les économistes ont une réponse (la crise, le chômage, les ratés et effets pervers d’une modernisation interminable) qui vaut ce que valait, pour les années 30 et au-delà, la célèbre théorie du nazisme-pur-produit-du-capitalisme-et-de-ses-crises. Les sociologues ont la leur (les banlieues, les grands ensembles, l’immigration mal maîtrisée et, surtout, mal ressentie) qui, outre le crédit qu’elle fait à la notion douteuse de « seuil de tolérance », a le considérable inconvénient de ne pas nous dire pourquoi c’est aujourd’hui, et pas quinze ou vingt ans plus tôt, quand le flux de population immigrée était vraiment, pour le coup, incontrôlé, qu’est né le Front National. Les âmes philosopheuses ont, elles aussi, une explication (par le « malaise », la « déréliction », la « crise de civilisation » ou d’« identité ») dont le défaut est qu’elle vaut toujours, à tous les âges, pour toutes les poussées fascistes, et qu’elle ne nous dit rien de la spécificité de cette poussée-ci. Il y a le racisme. L’antisémitisme. La levée du tabou sur l’un. Le retour du refoulé pour l’autre. Tous événements qui, je le crains, sont des effets plus que des causes. Et quant à l’explication politique enfin (celle qui fait du 10 mai 1981 la date, de François Mitterrand le coupable et de la réforme du mode de scrutin le geste décisif qui ont engendré, de toutes pièces, le diable lepéniste), je ne l’évoque que pour mémoire tant elle me semble insultante, non seulement pour ceux qu’elle vise, mais pour ceux qui la profèrent et pour la méchante idée qu’ils ont — et qu’il faudrait avoir après eux — de la politique en tant que telle.

Car politique pour politique il y a un événement, en revanche, que je suis étonné de ne pas voir plus souvent cité et qui me paraît, lui, autrement déterminant. Cet événement c’est, pour aller vite, le triomphe des langues de bois. Plus vite : le déclin, toujours annoncé, mais peut-être enfin consommé, des fameuses « idéologies ». Plus vite encore : cet unanimisme étrange qui fait que, tournant pour la première fois le dos à tout ce qui pourrait rappeler leurs égarements d’antan (c’est-à-dire, pour parler clair, aux projets, utopies, idées audacieuses ou tranchées qui faisaient leurs visions du monde), nos responsables se rassemblent sur le même stock de valeurs simples et de croyances indiscutables. Les optimistes — dont je suis — y voient le signe heureux d’un refroidissement sans précédent de nos passions totalitaires. Les pessimistes — dont je suis aussi — celui d’un effondrement, bien plus massif, du théâtre où, depuis deux siècles, se distribuaient le débat, le différend démocratiques. Pour les témoins de la chose, pour les citoyens du pays dont un certain Marx pouvait dire, sans paradoxe, qu’il avait inventé la politique, pour tous ces gens qui, du jour au lendemain, voient toute la discussion réduite, dans le meilleur des cas, à de frileux retours à Tocqueville, Jules Ferry ou maintenant de Gaulle et qui, pour le reste, voient la parole commune s’exténuer et approcher de ce degré zéro du sens où l’on n’entend plus que le murmure infime des adorateurs des droits de l’homme, c’est là une source de vertige dont il serait fou, je le répète, de sous-estimer les conséquences.

Précisons. A la source du ressentiment qu’exprime le Front National il y a l’image d’une classe politique — sa fameuse « bande des quatre » — qui, d’un bout à l’autre de son spectre, en dépit de ses disputes ou dissentiments de comédie, psalmodierait le même discours, communierait dans la même langue. Et face à ce chœur grotesque, faisant pièce à cette novlangue qui, à tort ou à raison, paraît avoir été forgée dans les laboratoires de la Cofremca ou les instituts de sondage les plus aseptisés, il y aurait un homme — Le Pen — qui aurait l’audace de parler une autre langue. Une langue vive. Une langue libre. Une langue qui, jusque dans ses outrances, ses insultes, ses calembours, s’émanciperait des contraintes qui affadissent la langue politique. J’ignore si l’affaire du « détail » était, ou non, délibérée. Ni si les jeux de mots obscènes sur le patronyme de tel ministre ou de tel ancien Premier ministre étaient de purs emportements verbaux. Mais ce que nous disent les enquêtes — celles au moins, malheureusement trop rares, où l’on a pris la peine de faire le voyage dans les têtes, et donc les langues, des amis du Front National — c’est que ces licences ont toujours eu pour effet d’adresser à leurs destinataires ce message rassurant et simple : « voyez comme je suis libre! comme rien ni personne ne m’intimide! voyez comme la langue politique, avec moi, retrouve la charge, la chair, la saveur qu’elle avait perdues!» Un démagogue ? Quelqu’un qui rend à la parole commune ce poids d’ordure, d’obscénité ou, tout simplement, de sexualité que la démocratie, prudemment, préfère d’habitude refouler.

Précisons mieux. A la source de cette source, en amont de cette révolte contre une langue supposée morte et purgée de ses affects, il y a l’idée — non plus comique, mais désespérante — d’un univers bouché, confit dans ses arrangements et qui, à force de nous chanter ses oraisons consensuelles aurait perdu, pis que le goût, l’idée même de changer les choses. En sorte que, face à cela, s’opposant à un « établissement » globalement qualifié de conservateur, peut arriver un bonhomme qui offre à la cantonade non pas, bien sûr, une espérance (Le Pen est le premier fasciste contemporain de la grande déflation de toutes les machines à espérer) ni même une promesse (il est l’enfant d’une époque où l’on a fini par comprendre que les promesses, selon le mot fameux, n’engagent que ceux qui les reçoivent) mais l’éventualité, je dis bien l’éventualité, presque le rêve ou le fantasme, d’une possible alternative. Le parti communiste a longtemps fonctionné sur ce registre. Il était la preuve incarnée que le «changement », comme on disait, n’était pas définitivement impensable. Il suffisait, non pas qu’il parle mais qu’il soit, non pas qu’il fasse mais qu’il perdure, pour signifier, même si l’on n’y croyait plus, que l’idée d’une politique « autre » n’était pas à jamais rangée au magasin des naïvetés. Eh bien c’est cette fonction- là (bien plus, soit dit en passant, que cette « puissance tribunicienne » dont on nous rebat les oreilles chaque fois qu’on se risque au parallèle) que reprend le Front National. Le danger étant que, poussant le mimétisme jusqu’au bout, il finisse par se doter à son tour, au-delà de sa clientèle ou de son électorat, d’une sorte de peuple stable qui deviendrait son signifiant-maître. Le lepénisme ? Un poujadisme qui aura réussi le jour où l’on dira « le peuple » pour désigner l’ensemble des exclus — des enragés — du consensus.

Disons les choses autrement encore. Les fascistes des années 30 disaient : « tous des voleurs, des coquins qui se disputent le magot national » — et ils aspiraient à un régime d’ordre, de concorde, d’unité; les fascistes des années 1990 corrigent : « tous des complices, des comploteurs sur notre dos » — et leur demande est, avant tout, une demande de différend. Au commencement était, pour les premiers, une formidable nausée devant le déchaînement des passions, des appétits politiciens — et c’est très naturellement que, par la violence ou dans la rue, ils s’exceptaient du jeu ; les seconds prennent acte de l’extinction desdits appétits, ils constatent avec un égal écœurement que les chefs sont de faux chefs et que la question même du pouvoir a cessé de les concerner — et les voilà qui, assagis, postulent à la succession et vont partout répétant qu’ils seront bientôt les derniers à prendre la politique au sérieux. Quand ceux-là cherchaient enfin une figuration plausible de l’enfer, c’est à l’Assemblée nationale qu’ils pensaient — et c’est ce qui expliquait leur antiparlementarisme forcené ; quand ceux-ci s’y efforcent à leur tour, quand ils cherchent le lieu symbole de la grande frénésie consensuelle, ce qui leur vient à l’esprit c’est l’image de Roland Garros avec ses gradins ensoleillés où, à l’heure du « travail honnête », quand la « France laborieuse » sue et s’use à la tâche, ce que le Tout-Paris politico- médiatique compte de gens en vue vient échanger ses mots de passe et ses signes de reconnaissance —  et c’est tout juste si, du coup, par un dernier retournement, ils n’en viennent pas, ces fascistes new-look, à regretter le bon temps du parlementarisme « populaire ».

Un fascisme nouveau, donc. Réellement, concrètement nouveau. Un fascisme pour ère du vide. Un fascisme pour société du spectacle. Un fascisme qui, s’il n’a bien évidemment aucune espèce d’idée de Debord, Warhol ou Baudrillard, s’est mis à l’heure de l’illusion, de la dérision généralisées et la dénonce, cette dérision, avec la même violence que, jadis, le parlementarisme ou les élections. Un fascisme contre le semblant. Contre la disparition des affrontements. Un fascisme qui s’insurge contre cette dissolution des vraies choses, des vraies identités, des vraies racines et qui, contre cette liquidation, entend mobiliser les armes, les ressources dont il dispose jusqu’à celles, bien entendu, dont sa tradition idéologique lui apprenait à se méfier. Un fascisme républicain, par exemple, si l’idée républicaine lui paraît de bon usage dans sa guerre contre la « bande des quatre ». Un fascisme démocratique, quand l’argument est de nature à redonner un peu de poids à ce que, encore une fois, il dénonce comme « comédie ». Un fascisme de droite, de gauche, d’extrême droite, d’extrême gauche — peu importe ces fausses localisations dans un faux espace politique, dès lors qu’à ce théâtre et aux « métèques » qui s’y agitent, s’oppose un tout autre lieu peuplé, lui, de « vrais Français ». Le Pen ? Un vieux de la vieille. Quelqu’un qui, sur les juifs et la Shoah, Hitler et la nostalgie de Vichy, n’a d’ailleurs rien oublié de ce que ses aînés lui ont transmis. Mais il a appris, ce débris, cette leçon qui est déjà, n’en doutons pas, et même s’il faut rester prudent dans le pronostic, au cœur de sa stratégie : à l’âge du spectacle et de la simulation universelle, le fascisme historique n’a ni meilleur slogan ni levier plus efficace que ce très simple — mais redoutable — appel aux choses, au sens et au réel.

Si tout cela est exact, si le Front National est bien cette nouvelle force qui, s’opposant à toutes les autres et jouant de cette extériorité à leurs jeux et à leurs rites, prétend redonner aux mots leur poids, au changement ses chances et au ballet politique une part de sa réalité, il pourrait bien en découler deux ou trois autres conséquences que j’évoque, à nouveau, avec toutes les précautions qu’impose à l’analyse une situation mouvante.

  1. Ladite force pourrait disposer un jour, dans la France contemporaine, d’une place qui ne serait plus celle de ses seuls scores électoraux : une place structurale, inscrite dans la logique même du jeu politicien — à la façon du P.C.F. qui fut longtemps, lui aussi, cette négativité que requièrent, pour se constituer, les systèmes en général et les systèmes politiques en particulier. Le débat public, en France, ne s’est-il pas toujours défini par rapport à l’un de ces corps noirs ? N’a-t-il pas toujours — c’est-à-dire, pour être précis, depuis la Révolution française — eu besoin d’un astre fixe autour duquel puissent graviter ses étoiles de moindre éclat ? N’est-ce pas là ce qui le différencie, d’ailleurs, des formes de débats en vigueur, par exemple, dans les pays anglo-saxons — ces débats modestes, presque techniques, où l’on n’entend ni grands mots ni grandes orgues et où l’on se passe finalement assez bien de ce que nous appelons, nous, une « classe politique »? Le Front National, oui, assume aujourd’hui le rôle. Et il risque de l’assumer tant que le système français (éventualité que rien n’annonce) n’aura pas rompu à son tour avec ce fonctionnement exceptionnel — ou tant qu’une autre altérité, l’Islam intégriste par exemple, ou le terrorisme, ou encore tout autre chose, ne sera pas venue (et l’hypothèse est, pour le coup, un peu moins inconcevable) occuper la fonction qui est actuellement la sienne.
  2. Que le Front National nous impose, comme on peut le voir tous les jours, ses thèses, ses obsessions et, bien sûr, son calendrier, que toute notre vie politique soit ordonnée à ses lapsus et à ses provocations, que ce soit lui, en d’autres termes, qui mène littéralement le bal et que ses adversaires aient si souvent l’air de pantins, suspendus au bon vouloir de celui qui, au fil des mois, apparaît et se conduit comme leur maître, on peut le regretter. On peut s’en scandaliser. On peut même — je n’ai cessé de le dire — faire honte à ces malheureux de leur suivisme suicidaire. On doit reconnaître, cependant, que le scandale est, d’une certaine façon, dans l’ordre. On doit admettre qu’il risque d’en aller de la sorte tant que sera reconnue au Front l’éminence structurale du « corps noir », de « l’autre » absolu et constitutif. On doit dire, répéter, que nous serons à sa remorque et nous déterminerons par rapport à lui tant que nous lui consentirons la dignité, même maudite, de cette force noire qui, enveloppant tout le système à la façon de l’ancien P.C., délimite sa frontière, organise son espace — tant que l’espace politique français ne se donnera pas d’autres principes de différenciation et de mouvement. Lesquels ? On le verra un peu plus loin. On verra de quel recours nous disposons pour rompre ce drôle de cercle où nous nous sommes enfermés. Ce qui est sûr, pour le moment, c’est que, si rien ne bouge, si la machine politicienne continue de tourner au même régime — et si bien entendu, je le répète une dernière fois, un événement imprévu ne vient pas troubler le jeu —, le Front National est bien parti pour régner, peut-être pas sur les choses, mais sur l’ordre de nos discours et de leurs mécanismes de production.
  3. Enfin : la petite classe politico-médiatique a beau nous jurer ses grands dieux qu’elle ne rêve que de le réduire, l’affaiblir, voire le tuer, elle peut bien être la première à le croire et ne ménager aucun effort pour témoigner de sa bonne foi, elle sait au fond d’elle-même que, les choses étant ce qu’elles sont, l’asthénie du débat public demeurant ce que nous savons, il est, ce Front National, l’ultime rempart qui lui reste contre l’hypocondrie définitive. En sorte que de deux choses l’une. Ou bien cette classe politico-médiatique se donne les moyens réels de cette indispensable reconstruction de l’espace démocratique — et alors elle survivra non pas seulement contre, mais sans le Front National. Ou bien elle ne le fait pas, elle persiste dans l’unanimisme — et alors les coups de gueule de Jean- Marie Le Pen, ses passages à l’acte antisémites et les vertueuses indignations dont nous ne manquerons pas, chaque fois, de les sanctionner, seront comme les derniers signes attestant, de loin en loin, qu’elle n’a pas complètement fini d’exister. Situation catastrophique, mais plausible, où l’on verrait tout ce petit personnel (oh ! sans malignité ! de façon presque innocente ! parce qu’il en ira, tout bonnement, de sa survie !) multiplier les interviews, les commentaires ou les « Heures de vérité » dans le seul but d’entretenir un si providentiel foyer de sens — un peu (le parallèle, une fois de plus, fonctionne à la perfection) comme au temps où la République, droite et gauche confondues, avait pour commun programme de sauver un P.C. qui la sauvait elle-même d’une insignifiance déjà promise.

II

Où l’on envisage tour à tour les diverses stratégies anti-Le Pen pour s’aviser, à la fin, de la commune erreur qui les condamne

Alors, à partir de là, que faire ? Comment répondre ? S’adapter ? Et quel type de stratégie face à un parti dont on admettra, à tout le moins, qu’il ne lésine pas sur les ambitions ? Au risque de décevoir et d’en remettre encore un peu plus dans le rôle du rabat-joie, je voudrais reprendre, pour commencer, les diverses stratégies en présence ; celles qui, jusqu’à nouvel ordre, se partagent les parties prenantes du débat — et dont aucune, je le dis d’emblée, ne me paraît à la mesure du danger.

Parler, dit-on par exemple. Informer. Enseigner. Comme si les lumières de l’entendement pouvaient suffire à dissiper ce qui ne serait, après tout, qu’une erreur (nul n’est fasciste volontairement) ; un préjugé (le racisme comme archaïsme, survivance d’une époque ancienne) ; un degré de conscience inférieur ou insuffisant (la barbarie comme malentendu, mauvaise appréhension du monde et de ses richesses) ; comme s’il n’y avait pas là, dans ce type de crispation, une logique bien plus folle, bien plus irrationnelle — et bien trop ancrée, surtout, dans la relation que nous avons à notre origine, collective ou singulière, pour que de « bonnes informations » suffisent à en venir à bout. C’est en connaissance de cause que les nazis étaient nazis. En pleine et entière conscience, les staliniens staliniens. De la même manière, et n’en déplaise à nos maniaques de l’éducation, les gens qui votent Le Pen savent que les immigrés ne sont pas six millions, mais quatre ; qu’ils ont un taux de reproduction qui n’est pas celui des lapins ; qu’ils ne retourneront plus chez eux ; qu’ils ne prennent pas le travail des Français ; ils savent que les chambres à gaz ont existé et que c’est bien six millions de juifs qui sont morts dans les camps nazis. Pourquoi, s’ils le savent, ne le disent-ils pas ? Tout le mystère est là, naturellement. Tout le secret de cette passion étrange. Une chose est sûre, en tout cas — et elle l’est parce que le siècle, hélas ! l’a démontrée : contrairement à ce que croient nos belles âmes (Hugo : « ouvrir une école, c’est fermer une prison »), ce n’est jamais à coups de leçons, instructions ou admonestations que l’on fait taire cette rancœur savante qu’est aussi, fondamentalement, le fascisme.

Condamner, dit-on alors. Vitupérer. Diaboliser. Faire honte aux apprentis fascistes de ce qu’on leur présentera, non comme une idée, mais comme un crime ; non comme une opinion, mais comme un délit. J’ai défendu cette position. Je l’ai clamée dans les meetings. J’ai regretté — et, d’une certaine façon, je regrette encore — qu’il n’y ait plus autour de ce crime le halo de terreur sacrée qui suffisait à en éloigner. Aujourd’hui je ne le dirais plus. Ou, plus exactement, je dirais qu’il est trop tard, tout à coup, pour intimider l’apprenti fasciste en lui opposant l’inviolabilité supposée d’un beau principe éthique. Pourquoi ? Parce que, si le ressort de son adhésion est vraiment ce que j’ai décrit, si ce qu’il recherche en priorité n’est plus, comme autrefois, l’occasion de se notabiliser et de s’intégrer au jeu politique classique mais le moyen de s’en exclure au contraire, de faire littéralement bande à part et de manifester qu’il est le seul à ne plus vouloir tremper dans son œcuménisme dérisoire, alors il suffit que lui soit offert un « principe », il suffit qu’on lui agite sous le nez une « valeur inviolable et sacrée » pour qu’il ait la tentation, aussitôt, de les profaner. Dites à un émule de Madame Stirbois que la Shoah est taboue ; il entendra : c’est le tabou, par excellence, qui fonde « leur » univers — et il s’empressera de le violer. Dites que l’antiracisme doit être, en démocratie, une valeur reconnue par tous ; il traduira : s’« ils » y tiennent tant, s’« ils » en font une telle affaire, c’est qu’il doit y avoir là le protocole de leur système ; moyennant quoi il ne pourra que se réjouir chaque fois que, par l’humour, le calembour ou l’insulte, il verra moqué, et humilié, ce dogme fondateur de la société dont il se sépare.

Censurer, dans ce cas ? Refouler ? Et ces paroles folles, impossibles à contenir, les contraindre à se taire en les faisant, simplement, tomber sous le coup de la loi ? La tentation existe, là aussi. Et il est difficile de n’y pas céder lorsqu’on a affaire, notamment, à cette forme sophistiquée d’incitation à la haine et au crime qu’est la doctrine révisionniste. Que l’on sache, cependant, que ce n’est jamais par la loi que la vérité a triomphé. Jamais à travers l’État qu’elle assure ses propres raisons. Que l’on songe à l’inestimable cadeau que, de nouveau, on leur ferait si on les autorisait à dire : « il y a des secrets et des non-dits ; des zones de silence et de blanc ; et Le Pen est le seul, comme toujours, à enfreindre l’interdit. » Car la vérité, c’est qu’il est trop tard, là aussi. Trop tard pour que s’éteigne une parole qui a désormais, comme la rumeur, sa vitesse de propagation. Trop tard pour faire admettre à cette France craintive, soupçonneuse, que le débat sur les chambres à gaz n’a pas plus lieu de se tenir qu’une discussion sur l’existence du Mur de Berlin ou de la mer Méditerranée. Et quelque regret que l’on en ait, quelque répugnance que nous inspire l’idée même de venir ainsi sur le terrain de l’adversaire, je crains que nous n’ayons, là aussi, imperceptiblement changé d’époque et que la loi du silence, juste dans son principe, n’ait fini par devenir perverse dans ses effets. Il faudra plaider désormais. Expliquer, réexpliquer. Il faudra revenir inlassablement sur la destruction des juifs d’Europe. Car il faudra tout faire, au fond, pour combattre cette idée neuve — et qui, petit à petit, s’impose comme le maître argument de la mystification lepéniste — d’une sorte de grand Secret, protégé par les bien-pensants et qui, sans qu’on sache comment ni pourquoi, serait comme le sceau de leur puissance et de leur entente.

Interdire le parti, dans ce cas ? Le proscrire ? Et, contre le Front National, le vieux et fameux slogan « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » ? Variante de la formule précédente. Mais avec, à l’appui de la variante, le précédent du boulangisme qui fut bel et bien liquidé du jour où la République eut dissous la Ligue des patriotes et, sur des bases juridiques, avouons-le, peu convaincantes, osa traduire en Haute Cour le Jean-Marie Le Pen du moment. Ce qu’on omet de préciser cette fois, c’est que le boulangisme, à cette époque, était déjà très affaibli et non, comme le Front National aujourd’hui, dans la phase ascendante de son histoire. Et c’est surtout que, si le mouvement s’est effondré, si les matamores qui faisaient, la veille encore, trembler la France bourgeoise, ont sombré dans le ridicule puis, du jour au lendemain, dans l’oubli, ils ont tout de même laissé derrière eux cette bombe à retardement qu’on appellera bientôt l’Affaire. « La revanche de Boulanger », a peut-être pensé Dreyfus, lorsqu’il a vu se lever cette France de la rancune à qui l’on venait de retirer sa forme d’expression politique. Et ma véritable crainte est que, si d’aventure on recommençait, si l’on faisait jouer contre Le Pen l’arsenal législatif qui, paraît-il, n’attend que ça, bref si on le tenait enfin pour le ligueur antidémocrate et factieux qu’il est au fond de lui-même, nous ne prenions le risque d’un refoulement de même calibre. Liquider Le Pen, oui ; récolter la guerre civile, non. Lui fermer les portes du Parlement, pourquoi pas ? Lui ouvrir celles de la rue, sûrement non. Et c’est pourquoi je récuse, quoique à regret, cette troisième formule.

Changement de programme, rétorqueront alors les pragmatiques. Laissons là ces solutions dures, maximalistes, autoritaires. Et essayons un jeu plus fin qui tournerait l’obstacle au lieu de le prendre ainsi de front. C’est la « courtoisie » de celui-ci. Le mimétisme de celui-là. C’est la prétention, chez ce troisième, à incarner les mêmes valeurs et à séduire les mêmes électeurs. Et c’est, chez tous, la référence aux socialistes embrassant, puis étouffant, leurs alliés du Parti communiste. Pourquoi pas, dira-t-on ? En effet, pourquoi pas ? Sauf que le précédent, là aussi, est plus trompeur qu’il n’y paraît et qu’autant l’analogie de structure entre le Front et le P.C. était tout à l’heure indiscutable, autant, du point de vue des rapports de force et, donc, des conjonctures, il n’y a plus grand-chose à voir entre l’euphorique santé du premier au moment (début des années 90) où l’on songe à le neutraliser et la maladie de langueur dont souffrait déjà le second à l’heure (début des années 80) où son rusé partenaire lui tendait le piège que l’on sait. Cette droite « récupératrice » a le choix. Ou bien une alliance en bonne et due forme — et, depuis le face-à-face de Calliclès et de Socrate jusqu’à celui d’Adolf Hitler et de la droite libérale weimarienne, il n’y a pas un cas où, entre le faux et le vrai pervers, ce ne soit pas le vrai qui l’ait emporté. Ou bien pas d’alliance mais un jeu de séduction où l’on verrait les libéraux avaler tout ou partie du discours qui les menace — mais une fois le tour joué, une fois que les apprentis sorciers auront vendu leur âme, une fois que tous les Gaudin, Royer et autres Médecin auront fini de mitonner leur lepénisme sans Le Pen, il faudra encore qu’ils nous expliquent pourquoi, entre l’original et la copie, les électeurs iraient choisir la copie !

Même scepticisme encore — quoiqu’il s’agisse, cette fois, d’amis ou, s’ils ne le sont pas, de gens éminemment respectables — face à cette autre forme de pragmatisme qu’est le travail dit de terrain des antifascistes « apolitiques ». Réparer les ascenseurs, disent-ils — et ils n’ont, bien entendu, pas tort. Aller dans les banlieues, à la rencontre du lepénisme réel — et c’est vrai qu’on aimerait y croiser un peu plus souvent tous ceux (y compris ici) dont la condamnation du Front National demeure, sinon, abstraite. Définir une vraie, une audacieuse politique de la ville, avec tout ce que cela suppose de remise en question des conditions de vie concrètes des populations françaises et immigrées — qui nierait qu’il y a là, en effet, l’indispensable complément de tout plan d’action antifasciste ? Là où le bât blesse, en revanche, c’est quand on fait du complément un préalable ; du préalable un absolu ; quand on fait comme si le lepénisme était toujours un phénomène de banlieue, toujours le résultat d’un urbanisme malheureux ; quand on essaie de se convaincre, au mépris d’une vérité, hélas ! bien plus complexe, que sa carte électorale recouvre celle de l’immigration et qu’il suffirait de quelques bonnes mesures, de remèdes ou de techniques appropriées, pour voir la folie raciste s’évanouir comme un mauvais rêve — là où le bât blesse, c’est quand on applique une grille de lecture sociologique, c’est-à-dire finalement technocratique, à une réalité d’essence politique et quand on oublie par conséquent (ce n’est pas le cas d’Harlem Désir — mais quid du peuple des droidelomistes qui se reconnaît dans son message ?) que traiter sociologiquement une réalité d’essence politique est généralement, dans ce pays, source de déception. Ascenseurs… Ascenseurs… A-t-on jamais vu des ascenseurs venir à bout de ce délire instruit, complexe, chargé de sens et de mémoire qu’est aussi la folie fasciste ?

Et puis quant à la dernière de ces réponses enfin, celle qu’a proposée Alain Carignon et qui devrait prendre la forme d’un « front républicain », comment ne pas voir qu’en décrétant l’union sacrée contre l’infâme et en convoquant dans le même cercle toutes les forces politiques à l’exception du Front, elle aurait pour effet, immédiat, de réorganiser un espace où ce dernier tiendrait le rôle, non plus seulement du corps noir, mais de l’opposition en majesté ? Et comment ne pas deviner, surtout, que cette sainte alliance des démocrates ne ferait qu’accentuer encore un peu plus cette impression de consensus dont je crois avoir montré qu’elle était l’une des vraies sources du ressentiment lepéniste ? Courage du maire de Grenoble. Dignité extrême de sa démarche. Sentiment d’avoir affaire à un homme qui, dans des circonstances difficiles, n’hésiterait pas longtemps avant de choisir son camp. Mais stratégie — qu’il me pardonne — particulièrement désastreuse qui irait au-devant, non seulement des vœux, mais, ce qui est bien pire, des fantasmes de l’adversaire puisqu’à cette fameuse bande des quatre qui hante ses cauchemars mais qu’il n’avait jamais, jusque-là, clairement identifiée, elle offrirait d’un seul coup un corps et un visage.

Information… Imprécation… Criminalisation… Interdiction… Récupération… Traitement social… Union sacrée… Ces solutions sont différentes. Rivales parfois. Elles fonctionnent sur des registres, font appel à des passions et, surtout, à des convictions, qui sont, on l’a bien vu, souvent antagoniques. Elles n’en ont pas moins, cependant, et pour peu qu’on prenne les choses à un niveau un peu plus profond, un trait commun au moins — qui pourrait bien sceller, entre elles, une forme de parenté. Toutes partent du principe que ce lepénisme qu’elles combattent est au bout du compte éliminable. Elles nous disent qu’il est possible, non seulement de le réduire, mais aussi de le supprimer. Par la guerre ou par la loi, sur le mode civil de l’une ou à la manière imprécatoire de l’autre, que l’on compte sur les vertus de la courtoisie ou sur celles de l’interdit, sur le génie de la droite gaulliste ou sur les compétences technocratiques de la gauche de gouvernement, il s’agit de stratégies dont le postulat reste que le phénomène est transitoire et qu’il suffit de ne pas se tromper, de choisir le juste remède, pour retrouver la France heureuse qu’a pervertie le Front National. L’idée est aimable, sans doute. Séduisante. Rassurante. Elle n’a, hélas ! qu’un défaut ; et un défaut qui, ajouté au reste, achève de disqualifier les stratégies qui s’en réclament : elle est — ou peut devenir — à la fois naïve, régressive et dangereuse.

Naïve ? Ce n’est ni le lieu ni le moment de faire un cours de métaphysique. Et j’épargnerai au lecteur la référence détaillée aux quelques textes (ceux de Jambet, Dispot, Henric ou Scarpetta) qui, outre les miens, alimentent ma méfiance de ces discours consolateurs. D’un mot seulement, je rappellerai qu’il n’y a pas de politique sans négativité. Pas de société sans mal. Pas de rassemblement humain qui n’ait sa part d’ombre, de haine, de racisme, de crime. Je rappellerai, oui, que l’idée même d’un monde où ne rayonneraient plus que des valeurs heureuses et radieuses est une idée absurde. Le Front National, en d’autres termes, peut décliner, pas disparaître. Ou, plus exactement, s’il avait l’air de disparaître, si, à la suite, par exemple, d’une procédure d’interdiction ou d’un décès prématuré, son nom même s’effaçait du paysage politicien, c’est que tout ou partie de l’énergie qu’il retenait aurait déjà trouvé à se réinvestir ailleurs. Un autre nom… Plus de nom du tout… Les partis de droite traditionnels si, à force de jouer au plus fin, ils intériorisaient la substance, le capital fasciste flottant… Toutes les hypothèses sont possibles. Vraiment toutes. A la réserve d’une — qui est pourtant celle à laquelle se rallient, en parole au moins, et dans le style volontiers lyrique de leurs belles envolées de meetings, la quasi-totalité de nos ténors antifascistes : un peuple de sages et de saints qui devrait oublier jusqu’au parfum de la frénésie raciste et de la haine.

Régressive ? Je veux dire que ce type de niaiserie, mélange d’optimisme démagogue et de messianisme de bistrot, est très précisément ce qui avait cours, il y a maintenant dix ou quinze ans, avant le grand procès des idéologies totalitaires. Non pas qu’il y ait réellement, en ces matières, un « avant » et un « après ». Mais il y a tout de même eu, dans ce moment de notre pensée, Foucault et ses analyses du pouvoir. Lacan et sa critique des dispositifs naturalistes. Les dissidents de l’Est et leur description des régimes de terreur comme désir et furie du Bien — et non, comme on le répétait toujours, triomphe des forces du Mal. Il y a eu la « nouvelle philosophie » et sa dénonciation (qui me semble, avec le recul, le meilleur de son héritage) des mille et un visages de la volonté de pureté — et puis l’idée, connexe, qu’un démocrate est quelqu’un qui prend très concrètement son parti de toutes les formes de l’impureté. En sorte qu’avec son angélisme et son humanitarisme bêlant, avec sa nostalgie d’un monde innocent où tous les hommes seraient frères, toutes les passions vertueuses, avec sa façon béate de nous répéter qu’il va « éradiquer » la haine, « exterminer » le virus raciste ou « en finir avec le fléau », l’antifascisme contemporain constitue, par rapport à ce moment de pensée, un indéniable bond en arrière. Les slogans sont une chose. La pensée en est une autre. Et de même qu’André Breton, en 1935 ou 1936, se résignait aux approximations de meetings mais redoutait que, dans les livres, l’unanimisme antinazi ne fasse oublier les leçons d’un antistalinisme enrichi au fil des années, de la même manière, aujourd’hui, je suis prêt à admettre ce discours fraternitaire dans les concerts de S.O.S. Racisme — mais je trouverais désastreux que, s’imposant dans le corps des discours, il ne remette peu à peu en cause le « pessimisme » philosophique qui est, bien plus que les « droits de l’homme », le véritable acquis de la pensée démocratique depuis vingt ans.

Dangereuse enfin : il y a dans le ton même de ces discours, dans cette assimilation du fascisme à une maladie et dans la transformation du militant en une sorte de thérapeute venant au chevet de la France pour la guérir de son malaise, tout un parfum médicinal qu’on trouvait plutôt, d’habitude, dans les parages du discours adverse. Un antifascisme qui parlerait comme le fascisme ? Un dispositif théorique qui, consciemment ou non, emprunterait à l’adversaire certaines de ses catégories ? L’idée n’eût pas déplu à Baudelaire voyant dans la volonté de guérir le genre humain l’idée, non pas la plus progressiste, mais la plus virtuellement meurtrière du siècle de Victor Hugo. Elle enchantera, aujourd’hui encore, tous ceux — ici, parmi nous, l’ami Philippe Muray — qui savent que cette volonté de guérir a toujours été la matrice des pires délires modernes. Pour ma part, je me garderai d’un trop simple renvoi dos à dos. Et j’y regarderai à deux fois avant de consentir à placer, entre racistes et antiracistes, un signe d’équivalence. Mais sur le fond, pourtant — et du point de vue, encore une fois, de ces grandes «scènes» métaphysiques où la partie se joue aussi —, je ne vois pas que l’on puisse sortir de cette évidence : nier le principe du mal est toujours une façon de le renforcer ; refuser sa radicalité, une manière de l’aggraver ; le mal barré, c’est-à-dire refoulé, étouffé, est un mal qui revient avec une virulence décuplée ; si bien que tous ces antifascismes à tendance prophylactique pourraient bien nous apparaître un jour comme des drôles de machines infernales qui, croyant éliminer l’ennemi, alimentaient, en réalité, sa source la plus secrète. Nous n’en sommes pas lài. Mais tel est bien l’horizon, que nous le voulions ou pas, de la plupart de ces dispositifs. Et telle est la raison, ultime, de ma suspicion.

III

Où l’on propose un plan concret pour amoindrir le poids, en France, des thèses néo-fascistes

Donc, je recommence. Je reprends tout de zéro. Cette question qui domine l’époque (comment lutter contre Le Pen? l’arrêter? l’affronter ?), je la reprends à la lumière de ces fausses réponses et des leçons, même négatives, que j’espère en avoir dégagé. Des leçons ? Des certitudes, en tout cas. De maigres évidences. Mais qui sont autant de principes d’où la réflexion peut repartir.

Premier principe : vivre avec le Front National. L’idée peut sembler curieuse. Provocatrice. Décevante. Il peut sembler paradoxal, pour lutter contre un phénomène, de commencer par recommander la résignation à son existence. Mais c’est pourtant bien ce qui ressort des effets pervers, ou ruineux, des attitudes qui font le pari inverse. Car résumons. On peut dire la chose en sociologue : le Front National a des assises, des racines, en France profonde. En historien des idées : l’idéologie dont il se réclame est une idéologie ancienne, ancrée dans nos terroirs littéraires. On peut le dire à la façon des métaphysiciens : toute société a sa part maudite, son bord inavouable : Jean-Marie Le Pen, c’est ce bord-là — et sa présence est constitutive de l’espace politique moderne. Quel que soit le parti que l’on prend, le résultat reste inchangé. Nous vivrons avec Le Pen. Nous côtoierons des lepénistes. Il traversera, ce lepénisme, nos familles politiques, nos entourages, nos sociétés. Et il faudra, quelque horreur que nous en ayons, partager durablement avec lui le même espace public. Un Front National à 15%? 20 ? Un Front National qui, dans des circonstances plus dramatiques, pourrait monter à 25, 30 ou 40% du corps électoral? A ceux que cette perspective affole, et qui seraient tentés d’emboucher les trompettes de l’état d’exception, je rappellerai le précédent de l’entre-deux-guerres où les ancêtres de ces 20, 30 ou 40% dominaient le débat public ; celui de l’affaire Dreyfus où ils étaient quasiment la moitié de la France sans que la démocratie en ait été, pour autant, renversée ; et je leur dirai que la première vertu requise pour faire face à l’événement serait cette forme de courage qui, en politique, s’appelle le sang-froid.

Second principe : faire de la résistance au Front National une guerre nationale, populaire, totale et prolongée. C’est le corrélat du premier principe. Car « vivre avec » ne signifie pas tolérer. Encore moins traiter ou pactiser. Et je dirai même que, plus on se résigne à cette consistance du lepénisme, plus on prend au sérieux son enracinement dans le sol national, bref plus on se fait à l’idée de son caractère irréductible, intraitable — et plus apparaît intraitable, également, son opposition à la France démocratique. Deux France. Deux systèmes de valeurs et de croyances. Entre ces deux France, entre celle des néo-fascistes et celle des antifascistes, un antagonisme d’autant plus vif qu’on aura renoncé à voir dans la première un mirage, ou une illusion, soluble dans la seconde. Une guerre donc. Une vraie guerre. Avec tout ce que le mot suppose, non seulement d’âpreté, mais de ruse, de rouerie, d’art de la manœuvre ou de stratégie.

Concrètement ?

Concrètement, on a beaucoup trop fait de morale dans cette affaire du Front National. On a trop parlé principes, déontologie, etc. Sur la question des médias par exemple, quand il s’agissait de savoir comment traiter, à la télévision, Le Pen et ses acolytes, on nous a rebattu les oreilles avec les prétendus dilemmes d’une démocratie prise au piège de ses propres principes alors que le problème était, plus cyniquement, de raréfier leur parole, d’abord — mais de leur en donner suffisamment, tout de même, pour empêcher qu’ils ne hurlent au scandale, à la censure et au martyre. Que la mesure soit difficile à trouver, c’est certain. Mais dire que nous sommes en guerre supposait que l’on s’y efforce et que les professionnels de l’audiovisuel s’accordent sur un code de conduite — guerrier donc, c’est-à-dire machiavélique — où le désir de faire baisser Le Pen l’emporte sur celui, et de faire monter les audimats, et d’être en règle avec la morale.

Troisième principe enfin — corrélatif des précédents mais qui, parce qu’il est plus décisif encore, les précède et leur commande : à la guerre comme à la guerre et à l’image de ce qui se fait dans toutes les guerres bien ordonnées, armer ses partisans avant d’en découdre avec ses ennemis. L’idée n’a l’air de rien. Peut-être même semblera-t-elle d’élémentaire bon sens. Sauf que c’est exactement l’inverse de ce qu’ont fait jusqu’à présent tous les adversaires du Front National. Combattre les lepénistes, disent-ils. Parler avec les lepénistes. Aller ou pas à eux. Débattre ou non avec eux. Les convaincre. Les séduire. Répondre aux bonnes questions qu’ils posent. Corriger les mauvaises réponses qu’ils donnent. Il n’y en a que pour ces lepénistes, en fait, dans les dispositifs que nous avons énumérés. Et il y a une hypothèse, une seule, que nul n’a l’air d’envisager et qui serait d’oublier un instant tous ces gens pour s’intéresser enfin aux autres — ces 50, 60, 80 ou 90% de Français qui ne sont pas touchés par l’infamie et qu’il faut empêcher d’y sombrer à leur tour. Stratégie nouvelle donc. Conversion du regard et de l’âme. Toutes nos batteries mentales réorientées dans le sens de ce qui devrait prendre la forme d’un renforcement méthodique de notre culture antifasciste. Tel est le principe essentiel de la stratégie que je propose. Tel est le sens d’une démarche qui se distinguera des autres par son souci de positivité. Avec, à l’appui de cet effort, au service de cette positivité et de la réorientation qu’elle impliquera, six règles de conduite simples que j’entends, pour finir, livrer à la discussion.

  1. Rendre son nom au phénomène. Je pense à ce nom de « fasciste » que lui marchandent, Dieu sait pourquoi, la plupart de ceux que, à Paris, on appelle les politologues. Pas ça, se récrient-ils ! Pas fasciste ! Pas nazi ! Ou bien à moitié seulement ! Au quart ! Au dixième ! Les choses sont tellement plus complexes, n’est-ce pas ! Plus savantes ! Plus embrouillées ! Et ces « experts » de se lancer dans de subtiles analyses censées prouver que l’on a affaire à un intéressant hybride des « trois droites » de René Rémond, quand ce n’est pas à un croisement, inoffensif et passionnant, de la « droite autoritaire » et d’un « vote protestataire » ! J’ai dit ce qu’il fallait penser du raisonnement. J’ai dit que, de Mussolini à Hitler, des bandes antisémites du marquis de Morès à la Cagoule et au P.P.F., on aurait pu raconter la même chose de tous les fascismes concrets. J’ajoute que si, pour les militants eux-mêmes, pour ceux qui ont franchi le pas et dont le plaisir est, justement, de jouer avec l’infamie, cette querelle de mots ne changera malheureusement plus rien, elle peut tout changer en revanche lorsque l’on s’adresse aux autres, à tous les autres — ces Français innombrables et précieux qui, n’adhérant pas, ou pas encore, continuent de voir dans ce nom motif d’horreur et de rejet. Nommer le fascisme, oui, pour armer les antifascistes. Qualifier clairement l’ennemi, pour aider à le haïr. Malraux, à l’hôtel Florida, à Madrid, à la veille de partir à New York défendre la cause espagnole : « La première tâche, le premier devoir, qui nous incombent sont — je cite de mémoire — d’identifier le franquisme aux autres barbaries qui, depuis des années, étendaient leurs ailes noires sur le reste de l’Europe. »
  2. Refaire une mémoire à l’antifascisme contemporain. On parle toujours, quand on évoque ces problèmes de mémoire, de la mémoire noire de la France. On parle —j’ai parlé et j’avais bien évidem­ment raison — de la formidable amnésie qui affecte les périodes sombres (Vichy, guerre d’Algérie…) d’une Histoire qui, du coup, parce qu’elle n’est ni gérée ni traitée, est vouée à se répéter. Aujourd’hui cependant, dans la configuration stratégique qu’impose le succès du Front national, face à cette France lepéniste qui, à l’évocation des crimes anciens d’un tortionnaire nommé Le Pen, réagit par des ricane­ments complices ou, pire, approbateurs, je me demande si l’urgence ne deviendrait pas, là aussi, de renverser brusquement la tendance. Raconter l’autre histoire. La nôtre. La bonne. L’histoire de ces « événementialités obscures » dont parlait récemment Alain Badiou et qui va des maquis de la Résistance aux meilleures heures du gauchisme ou au refus de la guerre d’Algérie. L’histoire de nos victoires. De nos fiertés et de nos héros. L’histoire qui, si elle était racontée, contribuerait à renforcer cette « bonne image narcissique » dont la psychanalyse enseigne que toute communauté, à plus forte raison « en guerre », a besoin pour s’affirmer et que je préfère aller chercher là, du côté de la mémoire, plutôt que dans l’idolâtrie nationaliste qui en est généralement la condition. Non pas, faut-il le préciser? que cette mémoire positive doive recouvrir et refouler l’autre. Ni que je regrette une ligne de cette Idéologie française » où je balisais, voici dix ans, le terrain d’un délire qui ne faisait alors que menacer. Mais je crois que dans le climat nouveau, face à un fascisme qui, à force de menacer, a réellement fini par passer, le livre qui nous manque, celui que j’aimerais écrire, serait bel et bien une sorte d’anti-Idéologie française — allant chercher dans le passé des raisons de croire, d’espérer et de combattre.
  3. Jouer la droite contre l’extrême droite, fût-ce aux dépens des sectaires de la gauche. J’appelle « sectaires de la gauche » tous ceux qui, à l’instar des communistes allemands des années 30, continuent d’imaginer qu’entre la droite et l’extrême droite la différence n’est pas de nature, mais de degré ; ou ceux qui, même s’ils n’en sont plus tout à fait là, jugent que le destin de cette droite, son éventuelle prise en otage ou, à l’inverse, sa résistance, ne sont en tout cas pas leur affaire. Démarche possible, là aussi, tant qu’on était dans la logique négative, dénonciatrice de tout à l’heure. Mais que l’on adopte l’autre point de vue, que le propos devienne, non plus de démasquer des fascistes, mais de compter les antifascistes et il devient vital au contraire d’aider les conservateurs à se dégager de leurs extrêmes. Un homme de gauche aujourd’hui ? Un antifasciste de gauche ? Quelqu’un qui préfère Pasqua à Le Pen, le R.P.R. au Front National. Quelqu’un qui, non content de le penser, prendra le risque de le dire et qui, face au vrai dessein du Front National qui est de broyer la droite pour occuper, face à la gauche, la totalité de l’espace qu’elle habitait, opposera cette idée simple : dans l’histoire de l’Europe moderne, chaque fois que la droite a cédé, le fascisme a triomphé ; chaque fois qu’elle a tenu, il n’a pas réussi à passer ; si bien qu’un parti gaulliste fort, ou un parti libéral reconstitué, sont pour chacun d’entre nous une garantie de démocratie. Un moyen pour cela, d’ailleurs. Une mesure simple et concrète à laquelle nous devrions tous, séance tenante, nous rallier : le retour à cette fameuse proportionnelle qui, si elle a d’abord, au moment de sa naissance, indéniablement aidé le FN, est devenue depuis, compte tenu du poids qu’il a pris, le seul mode de scrutin susceptible de l’affaiblir. Pourquoi ? Parce qu’un scrutin majoritaire oblige les candidats modérés à négocier, entre les deux tours, le désistement de leur rival frontiste ; alors qu’une proportionnelle, donnant à chaque parti, quoi qu’il arrive, le nombre de députés qu’il mérite et permettant donc à chacun d’aller à la bataille sous ses couleurs, rend inutile les tractations et isole enfin le Front National.
  4. Préférer ce qui divise à ce qui rassemble et privilégier, en toutes circonstances, les ferments de désaccord. C’est le correctif à la règle précédente. Le danger étant que cette gauche au secours de la droite, ou cette droite complice de la gauche, n’aient l’air de constituer, ensemble, je ne sais quel syndicat de nantis et ne réalimentent ainsi le fantasme lepéniste majeur qui était celui, souvenons-nous, d’une corporation de politiciens défendant ses intérêts. La guerre donc, là aussi. La dissension. Jusque dans l’autre camp — celui de l’antifascisme — le désaccord et la discorde systématiquement encouragés. Et, à rebours de l’esprit du temps, à l’opposé de cette manie que l’on a, partout, de rechercher entre les gens les terrains d’entente et les accords, un inventaire, au contraire, de toutes les raisons qu’ils pourraient avoir de se quereller et de débattre. La nature de ces querelles ? Leur objet ? Difficile à dire pour le moment. Mais je crois qu’il y a là un authentique champ de recherche pour intellectuels en mal d’ouvrage. Mieux : ce pourrait être une noble tâche — et j’aimerais que ce fût un peu la nôtre, ici, à La Règle du Jeu — de dresser le relevé de toutes ces zones obscures, conflictuelles, contradictoires où il y a peu de chance que se concilient les points de vue. Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas, disait encore Malraux. J’ajoute, plus prosaïquement, qu’il sera politique ou qu’il ne sera plus ; étant entendu que je désigne par « politique » cette attention portée aux questions les plus insolubles que se pose une société — et que si le XXIe siècle français « n’était plus » cela signifierait que, faute de conflits et de querelles, il se serait, doucement, laissé lepéniser.
  5. Savoir que l’antifascisme peut être l’ennemi des antifascistes et qu’il doit, lui aussi, veiller à ses effets pervers. C’est la conséquence de ce qui précède. Son corrélat obligé. L’idée étant qu’avec ses grandes messes et ses rituels, avec son humanitarisme bêlant et dénué, dorénavant, de toute puissance de conviction, l’antifascisme contemporain fait de plus en plus souvent obstacle à la politique telle que je l’entends. Prenez Carpentras par exemple. Ou plutôt : prenez ce que l’on a appelé, avec une complaisance qui m’a parfois laissé pantois, « l’après Carpentras ». Un défilé dans la rue, c’était bien. Une cérémonie de contrition où l’on a vu, sur le moment, l’ensemble de la France se raidir face à l’horreur, c’était très bien. Mais fallait-il pérenniser la contrition ? Institutionnaliser le raidissement ? Fallait-il « gérer » — oui, j’ai entendu que l’on disait « gérer » — cette indignation spontanée ? Et fallait-il que, des mois durant, de forums en tables rondes, et de rencontres en colloques, des « Six heures contre le racisme » des uns aux « Assises de la fraternité » des autres, on demande à la classe politique d’oublier ses différences pour venir dire, une fois de plus, sa haine de la haine, son amour de l’amour des hommes ? Pier Paolo Pasolini, devant une situation de même nature, choisissait, lui, de « s’opposer à l’opposition » et de pointer, sans complaisance, « les ruses de l’antifascisme ». Je constate, à nouveau, que ce genre de célébration est aussi contre-productif que les fronts républicains et autres unions sacrées ; et j’ai envie de dire à mes amis que cette énergie qu’ils dépensent pour « asseoir à la même table » (ce must de l’époque) des hommes que de vraies querelles devraient au contraire opposer, ces efforts qu’ils déploient pour leur faire confirmer (sur le ton lyrique et grave qui convient à l’énormité du message) que « tous les hommes sont frères » ou que « nous sommes tous des hommes » —, il serait tellement plus intelligent de les investir dans la construction de ce libre débat qu’exigent et la démocratie et l’anti-lepénisme bien compris !
  6. Parler, parler toujours — mais parler enfin d’autre chose. Je relisais récemment les interventions de Bataille, Leiris et Caillois, en 1938 et 1939, au Collège de sociologie. Autre époque. Autre fascisme. Mais climat, somme toute, analogue avec le même type d’œcuménisme antifasciste qui donnait le sentiment de tourner à vide. Et nécessité, disait en substance Bataille, de répondre à la tentation barbare par un discours qui, sans la mimer bien sûr ni jouer des mêmes passions, essaierait d’être à la hauteur de ses redoutables séductions. Eh bien, toutes proportions gardées, je crois que nous en sommes là. Je crois qu’affaiblir vraiment Le Pen ce serait opposer, non : poser à côté de la sienne, et non plus seulement contre elle, une parole qui fût — pardon du mot — aussi « forte » que sa parole. Et puisque ce type de défi s’arbitre, de nos jours, dans ces révélateurs de sens que sont les systèmes d’information, je dirai très pratiquement ceci : si les responsables de l’audiovisuel, par exemple, marquent tant d’intérêt pour les moindres faits et gestes de l’histrion, ce n’est bien entendu pas, comme ils essaient de nous le faire penser, par respect de l’électorat dont il se veut le représentant ; mais c’est sûrement en revanche — et de ce point de vue, hélas ! la télé, elle, ne ment jamais — parce que spectacle pour spectacle, performance pour performance, on ne leur offre rien de plus intéressant à enregistrer ; si bien que le Front National ne commencera de régresser que lorsque, non contents de le dénoncer, non contents d’armer ses adversaires ou de leur redonner des raisons de lutter, les hommes politiques de ce pays (mais aussi ses écrivains, ses artistes, ses philosophes — pour autant qu’ils continueront, du moins, de s’engager en politique) proposeront enfin des messages qui ne devront plus rien aux siens.

Dira-t-on que je commence bien mal, moi qui viens de consacrer à cette affaire tant de précieuses pages ? Oui et non. Car je tenais à ces mises au point. Ainsi qu’à ces quelques règles, dont s’emparera qui veut. Quitte à former maintenant le vœu que, l’analyse faite — et faite, à mes yeux, une fois pour toutes — jamais plus, sous ma signature, et dans La Règle du Jeu, l’on n’ait l’occasion de retrouver le nom du Front National. Suite au prochain numéro, donc. Mais avec Klima, Vargas Llosa, Leiris, le Portugal, la mélancolie propre aux révolutions faillies. Ce ne sera qu’un début. Mais le vrai début. Et ma manière, ici, de continuer le combat.


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