Parce qu’un peu de la vérité de l’Homme s’y écrit chaque fois, le philosophe doit aller où le monde saigne. Tel est le mantra de Bernard-Henri Lévy, qui court les guerres depuis quarante ans. La plaie où il plante aujourd’hui sa caméra-stylo est la frontière entre un morceau d’Irak qui s’appelle Kurdistan et un autre devenu subitement Daechland – déchirure du présent, cicatrice des civilisations.

Avec Peshmerga, BHL signe un film qui rappelle Bosna ! (1994) et son front dentelé de guerre civile urbaine, plus que l’errance chaotique de la libération de la Libye montrée dans Le Serment de Tobrouk (2012).

Peshmerga n’est pas seulement un formidable documentaire sur les prémices de la chute de Daech, sur les premières percées en ses flancs ; c’est aussi une œuvre de cinéma, avec ses héros et son scénario de lente reconquête, sans stratégie vraiment visible.

Le premier « selfie-conflit »

Peshmerga, c’est le cinéma de guerre au temps des drones et des GoPro. Les premiers nous font survoler, comme un moineau au front, tel un Guynemer invisible, les lignes de Daech et ses véhicules fonçant dans la poussière. Les secondes nous permettent de suivre les combattants au plus près, jusqu’aux mines qui sautent et au sang qui coule.

Ce n’est certes pas là un jeu vidéo, mais tout de même le premier « selfie-conflit », où nombre de guerriers enregistrent ce qu’ils font, comme si être le personnage de son propre film donnait du cœur au ventre, comme, si tournage rimant avec courage, l’écran du smartphone était un bouclier. Clips, réseaux sociaux, Net : ce que les islamistes utilisent comme une arme géopolitique, ses ennemis en font un journal de bord.

Dans Peshmerga, on voit le désert, plaine grège et vide qui rend les convoitises incompréhensibles. Dans Peshmerga, on voit des villes bâties en quadrillage, où foncent des pick-up, et des puits de pétrole fortifiés comme jadis les camps romains. Dans Peshmerga, on voit des musulmans en camaïeu, des yézidis dispersés et des chrétiens quasi troglodytes qui parlent l’araméen comme au temps de Jésus. Dans Peshmerga, on voit la guerre sans jamais rencontrer l’ennemi, on voit la mort sans jamais croiser ceux qui tuent. Dans toute bataille moderne, il y a un peu du Rivage des Syrtes…

Un peuple sans État

Dans Peshmerga, on voit surtout un peuple, buriné d’histoire et de luttes : les Kurdes. Ou plutôt des Kurdes, tant il y a de la zizanie et de la mosaïque en leur sein. Et c’est ici l’une des leçons du film et de l’époque : à la fin de Daech, dans l’après-Assad qui tôt ou tard adviendra, il faudra bâtir un Kurdistan unifié, indépendant et démocratique. Pour l’heure, le peuple kurde n’est pas vraiment une nation, par la faute de ses dissensions – à lui d’y remédier. Mais il n’a pas, non plus, d’Etat, et c’est à l’Occident d’y pourvoir.

Les accords Sykes-Picot, signés en 1916, sont morts avec les victimes civiles d’Alep ou de Misrata. En veillant au nouvel ordre de cette région, nous devrons prendre plusieurs décisions courageuses, c’est-à-dire courir plusieurs risques : laisser l’Iran dominer et gendarmer les chiites; prendre nos distances avec l’Arabie saoudite, d’où sont venus tant de maux, sans abandonner le monde sunnite; contraindre la Turquie à respecter le droit des peuples.

Soutenir un grand Kurdistan, à la fois levier et pivot, aidera à bouger toutes ces lignes. Si elle est à l’origine d’une telle audace, la France, là-bas, comptera demain plus qu’aujourd’hui.


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