Je sais que le nom, l’œuvre, de Levinas sont peu connus aux Etats-Unis. Rassurez-vous : ils l’étaient aussi, jusqu’à une date récente, en France et, jusqu’à une date très très récente, en Israël même – et il n’y a donc rien de complètement aberrant, ni inquiétant, à cela… Je procéderai, néanmoins, très prudemment. Pas à pas. En reprenant les choses depuis le tout début. Plutôt que l’héritage de Levinas, plutôt que d’en venir tout de suite, comme nous y invite le titre de cette journée, à ce qui, de Levinas, vient jusqu’à nous et fait héritage, je vais essayer de vous rendre sensible le dispositif lévinassien, sa machinerie profonde, son mouvement, la série de gestes qui, si vous voulez, l’animent et signent son originalité dans l’histoire de la philosophie française et, plus largement, occidentale.

Premier geste.

Premier moment de pensée de la geste philosophique lévinassienne.

Je le résumerai en disant que c’est un geste de rupture avec une attitude qui est celle tous les philosophes traditionnels et qui, de Parménide à Heidegger, consiste à se vouer à l’élucidation de la question de l’Etre.

La philosophie classique c’est l’Etre, dit en substance Levinas.

De l’aube au crépuscule, de l’Ionie à Iéna, des tout débuts présocratiques à l’époque déconstructionniste, elle a été, cette question de l’Etre, le premier et le dernier mot, l’alpha et l’oméga, de l’exercice, de la patience, de la fulguration philosophiques.

En dépit de leurs différends, en dépit des désaccords apparemment radicaux qui opposent Heidegger à, par exemple, Descartes, cette réflexion sur ce qu’il en est de l’Etre, cette vision du monde comme un donné et cette façon de nous dire que les choses sont ce qu’elles sont et que s’impose leur nécessité, bref, cette Ontologie, ont été le cœur même de la philosophie telle qu’ils l’ont tous pratiquée : Aristote, bien sûr ; Platon ; Descartes, donc, et Heidegger ; Kant ; Hegel.

Et même moi, semble dire Levinas, même moi dont le premier vrai texte – 1935, revue Recherches philosophiques – s’intitulait « De l’évasion » et pressentait déjà ce besoin de « s’évader » hors du champ de l’Etre et de la philosophie prétendument vouée à l’élucider, même moi, donc, je suis resté longtemps, trop longtemps, prisonnier de ce préjugé ontologique : en témoigne mon insistante fidélité à Heidegger ; en témoigne, à Davos, en 1929, lors de la fameuse polémique entre Heidegger et Cassirer, ma prise de partie contre l’idéalisme, donc pour Heidegger et pour l’idée selon laquelle la philosophie ne peut être que pure ontologie ; en témoigne, dans En découvrant l’existence avec Husserl ou Heidegger qui est, avec ceux de Koyré, le premier texte sérieux sur cette philosophie allemande renaissante, ma façon de me mettre sous la dépendance de la définition heideggérienne de l’Etre comme être de l’étant et de la définition, heideggérienne tout autant, de la philosophie comme discours dont l’objet n’est plus, ni celui des science ontiques (Descartes), ni celui de l’eidétique (Husserl), mais celui qu’elle nomme l’être de l’étant comme tel ; et en témoigne encore, jusque dans Totalité et Infini, jusque donc en 1961, la fidélité persistante au langage de l’ontologie qui me fait dire que, même s’il faut dépasser l’heideggérisme, ruser avec lui, se frayer une voie nouvelle au milieu de son champ de mines conceptuel, il y a quand même un usage du mot Etre qui reste cohérent avec la métaphysique que je suis en train d’élaborer.

Sauf que…

Sauf qu’il y a aussi dans tous ces textes – je pense, naturellement, à « De l’évasion » mais pas seulement – des pages où Levinas ne va peut-être pas au bout des choses mais qui indiquent tout de même la tentation, le souci, le pressentiment inverses.

Et sauf qu’arrive le moment – c’est, en gros, la publication d’Autrement qu’être – où Levinas tourne le dos à tout cela et pose les bases d’une philosophie s’offrant pour tâche de rompre l’enchaînement de l’humain au sol de l’Etre et l’arrimage de la philosophie à l’horizon de la question de l’Etre en tant qu’Etre : il pose les bases d’une philosophie qui rompt l’idée d’une unité primordiale des existants ; qui brise l’identité de forme et de substance entre l’Etre et la Totalité ; et qui remet en cause, enfin, la priorité donnée au Tout.

Car ce que dit Levinas dans Autrement qu’être, c’est deux choses très simples – ou, plutôt, trois – qui prennent cette question de l’Etre par son versant concret, pratique et presque politique.

Primo : que l’Etre est le règne des étants, donc des conatus, donc des persévérances de chaque étant dans son étance, de chaque élan dans son élan, de l’affrontement fatal et sans merci entre les différents élans et étants : « l’être c’est la guerre » est le premier théorème de Levinas ; la guerre de tous contre tous – mais un « tous contre tous » entendu au sens de Spinoza plus qu’au sens de Hobbes.

Deuzio : que le « il y a » qui préside au déploiement de l’être, le « il y a » sur lequel l’Etre se détache et qui est ce qui reste de l’Etre quand tous les étants se sont éclipsés, ou ont sombré, ou sont supposés avoir sombré, cet « il y a » qui est le fond de l’Etre et sa trame sans intrigue, cet « il y a » qui est le bruit de fond du néant lequel est, lui-même, le fond de l’Etre, Levinas dit donc que cet « il y a » est le lieu de l’impersonnel, de l’anonyme, de la répétition, du cauchemar, que cet « il y a » (qui est l’ombre de l’Etre, son envers) n’est pas l’es gibt heideggérien, mais une sorte de pure présence, de plénitude du vide, d’accumulation d’essences non séparées – règne de l’indivis, de l’innommable, de l’immonde, de l’inhumain, à nouveau le cauchemar.

Et puis il dit enfin, et troisièmement, que cet Etre qui, selon le point de vue où on l’envisage, est le règne de la guerre ou du mal, de l’étant en guerre ou du il y a impersonnel et cauchemardesque, a pour corrélat l’être rivé, l’enchaînement, la servitude absolue – la troisième thèse d’Autrement qu’être, c’est que le système de l’Etre tel qu’il est formulé par Hegel, ou par le Husserl des Ideen, ou par le Heidegger de Sein und Zeit, l’Etre comme un tout fermé, une totalité bouchée, un système verrouillé, sans frontière ni dehors, sans fin ni commencement, sans point d’extériorité ni transcendance d’où il puisse être jugé ou regardé, la conception de l’Etre comme substance saturée d’où l’on ne pourrait pas s’évader et à laquelle on ne pourrait rien ajouter, est la forme même de la tyrannie ; sa thèse – il y a, dans Difficile Liberté, un texte de 1957, écrit au lendemain de l’intervention soviétique en Hongrie, qui le dit très explicitement – est qu’il y a un totalitarisme ontologique d’où l’autre totalitarisme, celui que l’on entend généralement sous ce nom, procède secrètement ou, plus exactement, que le totalitarisme de l’Etre est la cause de celui de l’Etat et de la société.

Sortir de l’Etre, dit alors Levinas.

Faire un pas hors du rang des ontologues.

Ouvrir une brèche dans la clôture de cet Etre saturé.

Etablir que l’ontologie ne peut être le dernier mot de la philosophie.

Renverser la préséance de l’ontologie sur la métaphysique en posant que la métaphysique doit commander à l’ontologie et non l’inverse.

C’est le premier geste lévinassien, et c’est un geste libérateur.

C’est sa première grande originalité, et c’est ce qui fait que sa pensée, ses mots, sonnent si étrangement dans la pensée française des années 1950 et 1960 – et aussi, me semble-t-il, des années contemporaines.

Quelle peut être, alors, cette brèche ?

En quoi cette sortie hors de l’Etre peut-elle bien consister ?

C’est tout le sujet, tout l’autre sujet, d’Autrement qu’être – et la réponse à cette question va constituer le second grand geste philosophique de Levinas.

Il y a deux façons, dit-il, de sortir de l’Etre.

Il y a deux façons, et deux seulement, d’atteindre à cet au-delà de l’Etre qu’il appelle l’« illéité ».

Il y a la transcendance, le nom ou l’épreuve de Dieu ; il y a ce que l’on appelle communément la religion et qu’il appelle, lui, l’« idée de l’infini » ; il y a la « parole prophétique » dont la définition rigoureuse est, toujours selon Levinas : la parole qui commence et finit avec celui qui la profère ; la parole qui, contrairement à toutes les paroles mondaines qui n’en finissent pas de nous dire qu’elles disent autre chose que ce qu’elles disent, contrairement à toutes ces paroles banales qui font le bruit de fond de l’être et dont le secret est qu’elles expriment ou entendent exprimer toute une nappe de structures, tout un soubassement de la conscience et du corps, toute une gamme de conditionnements sociaux, économiques, constitutifs de sens dissimulé – la parole, donc, qui, contrairement à toutes celles-là, commence, finit, a sa source, son principe et sa fin, dans le procès même de son énonciation. Le prophète, chez Levinas ? Evidemment pas le messager de Dieu. Encore moins l’inspiré de Dieu. Non. Juste l’auteur de ses propres mots. L’énonciateur qui a autorité sur ce qu’il énonce. Le responsable d’une parole qui n’est pas réductible à une portion du monde mais qui excède ce que l’on appelle le monde. Prendre cela au sérieux, devenir ou redevenir attentif à ce principe de transcendance qui est au cœur de l’esprit prophétique, c’est une première manière de nier le primat de l’Etre.

Mais il y a une seconde manière. Il y a une seconde brèche dans la clôture de l’Etre. Il y a une autre façon de dire et de tenter la brèche, donc l’évasion. C’est un synonyme de Dieu, si vous voulez. Un autre nom de l’infini. Mais ce synonyme, cet autre nom, c’est le visage d’autrui. Ou plutôt non. Pas exactement le visage. Ni, exactement, autrui. La rencontre, plutôt, avec le visage. Ou le visage, oui, admettons, mais en tant qu’il excède la simple somme de traits, formes ou expressions que l’on met généralement sous ce mot. Ou encore le Visage, d’accord, mais avec une majuscule, et sans que l’on puisse dire qu’il soit Visage de X ou de Y. Beaucoup a été écrit sur cette thématique du visage chez Levinas. C’est même devenu une sorte de lieu commun du lévinassisme tel que le comprend la pensée qui se presse mais ne pense pas : il y aurait Descartes et le sens commun, Kant et la loi morale, Hegel et la dialectique, Sartre et l’existence, Platon et les Idées – et il y aurait Levinas sacré « penseur du visage »… Sauf que ce n’est pas de cela que parle Levinas. Et il y a beaucoup plus dans cette idée de la rencontre avec le Visage que les pauvres clichés sirupeux de l’humanisme académique relooké Droits de homme.

Un visage n’est pas une chose, dit Levinas pour commencer. Ce n’est pas un étant parmi d’autres étants.

Ce n’est même pas la somme de traits (nez, bouche, etc.) dont je parlais à l’instant et qu’il appartiendrait au vis-à-vis de considérer ou détailler.

L’Etre, si vous préférez, n’est pas un genre dont le visage serait une espèce, une région, un cas, une détermination, un phénomène.

Et cela est si vrai, il est si vrai que l’Etre n’est pas un genre dont le visage serait une espèce, une région ou un phénomène, que la rencontre elle-même, la rencontre avec le visage n’est, selon Levinas, pas non plus un phénomène.

Ce point est décisif. La rencontre avec un visage ne peut ni ne doit être comprise, dit-il, dans la vieille logique, la veille catégorie philosophique, du phénomène. Il n’y a pas une nappe d’être, une profondeur enfouie de l’être, dont l’autre serait, à travers son visage, un mode d’apparition phénoménal. Quand Levinas dit « visage », quand il parle de « révélation de l’autre par son visage », il n’entend même pas la phénoménalité de l’autre ; il n’entend pas ce qui, de l’autre, ferait phénomène ; mais il entend l’autre même, l’autre comme tel, l’autre en tant qu’il est visage, le visage en tant qu’il est l’autre, l’apparaître de l’autre dans la forme du visage. Et encore ! J’ai tort de dire « apparaître ». Car ce mot même d’apparaître a l’air d’indiquer une altérité dont le mode de visibilité serait le visage. Et il donne encore trop, beaucoup trop, à la vieille logique kantienne du noumène et du phénomène, de la nappe nouménale et de son émergence phénoménale ou, pour le dire en langue platonicienne, à l’idée d’un être se monnayant en une myriade d’images ou de reflets.

Le visage est un mixte de visible et d’invisible, voilà la vérité. C’est une manifestation de l’invisible dans le visible, voilà la conviction de Levinas. C’est, lorsque je le rencontre, une expérience métaphysique fondamentale et peut-être est-ce même la grande expérience métaphysique à travers quoi se joue l’humanité de l’homme, voilà ce vers quoi le conduit toute sa réflexion. L’être ou l’autre, telle est la question. L’ontologie ou l’éthique, telle est l’alternative. Quand Emmanuel Levinas oppose l’’être comme système et l’autre comme visage, quand il nous dit – ce sera le thème et, je crois, le titre de sa toute dernière conférence – que c’est l’éthique qui, désormais, doit devenir la vraie philosophie première, quand il explique qu’il a trouvé le vrai nom de la « philosophie première » au sens d’Aristote, ou de la « Science reine » au sens de Platon, et que ce vrai nom est « Ethique », il ne songe évidemment pas à je ne sais quels art de vivre, morale, système de comportement ou règles de conduite qui arriveraient dans le reflux des idéologies, systèmes et machineries métaphysiques ou politiques pour se substituer à eux. Et la preuve que ce n’est pas cela, la preuve que son éthique n’a rien à voir, mais vraiment rien, avec ce que Nietzsche appelait la « moraline » et qui nourrit les petites « morales » d’aujourd’hui, c’est que l’auteur de Noms propres prend bien soin de distinguer, dans tous ses textes canoniques, l’« éthique » proprement dite (rationalité, connaissance, philosophie…) de la « morale » (affect, sentiment…) : l’homme mérite mieux que la morale, dit-il ; il mérite mieux que ce paquet de bons sentiments que l’on met généralement sous ce nom ; et ce mieux qu’il mérite c’est, effectivement, l’éthique… Bref. Quand il dit « éthique », il faut entendre qu’il a trouvé, qu’il a le sentiment d’avoir trouvé, à travers l’idée d’infini, donc de transcendance, donc d’altérité ou de visage, la brèche, une autre brèche permettant de sortir de l’ontologie.

C’est son deuxième pas hors du cercle des philosophes traditionnels.

C’est la deuxième grande révolution philosophique qui fait que l’on peut parler d’un héritage de Levinas.

Maintenant, le troisième point.

Ou plutôt le troisième geste signant la grande originalité de Levinas.

Si Levinas dit cela, s’il est capable de trouver une ou plusieurs voies hors du système de l’Etre, s’il est en mesure de formuler, enfin, une réponse à l’ontologie de Husserl et Heidegger, c’est parce qu’il a été capable, d’abord, en amont de tout cela, de nouer un lien nouveau et j’ai envie de dire révolutionnaire – un lien qu’aucun autre philosophe n’avait été en mesure de nouer avant lui : le lien entre le logos philosophique, la philosophie en tant qu’elle parle grec et autre chose, une autre parole, qui est, en gros, la sagesse juive.

Bien sûr, Levinas n’est, en un certain sens, pas le premier, ni dans l’histoire de la philosophie ni dans celle du judaïsme, à avoir imaginé ce croisement, ce lien. Il y a eu, avant lui, Philon, dit Philon d’Alexandrie, dont je n’ai pas besoin de vous rappeler l’admiration qu’il portait à Platon ni, encore moins, sa tentative de traduire le sensé biblique dans la conceptualité grecque de son époque afin de prouver, de dire, d’illustrer, son universalité. Il y a eu Maimonide, dit le Rambam, qui a, lui aussi, traduit des pans entiers de ce sensé biblique, des pages et des pages de dispute talmudique, des paquets de parole rabbinique en général, dans les cadres théoriques de la philosophie grecque, donc occidentale – l’auteur du Guide des égarés, l’homme sur la tombe de qui fut gravé le fameux « De Moïse à Moïse il n’y eut que Moïse » n’était-il pas, d’abord, un disciple d’Aristote ? Il y a encore eu, quelques siècles plus tard, Moses Mendelssohn, dit le troisième Moïse, disciple, lui, de John Locke et auteur d’un pamphlet fameux invitant les juifs de son temps à ne pas se couper de la philosophie du siècle et, tout particulièrement, de celle de Leibniz. Et puis il y a encore eu ces autres prédécesseurs de Levinas que sont Hermann Cohen ou Franz Rosenzweig : Hermann Cohen, formé au Séminaire rabbinique de Breslau, puis chef de file de l’Ecole néokantienne de Marbourg et auteur, à ce titre, de la Religion de la raison tirée des sources du judaïsme ; Franz Rosenzweig, disciple de Hegel en même temps que prophète d’un authentique retour au judaïsme ; et l’un comme l’autre, chacun de son point de vue, tentant cette mise en relation, cette mise en concurrence et, finalement, ce mariage de l’esprit juif et grec.

Mais bon. D’abord Hermann Cohen, Franz Rosenzweig, Maimonide, sont, non la règle, mais l’exception. Et ils sont d’autant moins la règle que lorsque Levinas arrive à l’âge d’homme, quand il commence de penser par ses propres moyens, au lendemain, autrement dit, de la Seconde Guerre mondiale, la tendance de la philosophie française n’est réellement pas de penser qu’il y a, dans la sagesse rabbinique, dans le Talmud et ses traités, des semences de vérité analogues à celles que l’on trouve dans le Discours de la méthode ou la Critique de la raison pure. Personne autour de lui, personne au Collège de philosophie dont il est, à un certain moment, un auditeur assidu, personne ne pense qu’il y ait, dans le corpus biblique, quoi que ce soit qui mérite d’être porté, traduit, dans la sagesse grecque. Et quant à l’autre côté, quant à ce qui se passe et se dit du côté de ceux qui se veulent fidèles à l’enseignement de la Torah, quant à ce qui se joue du côté de ceux qui pensent que, plus que jamais, après l’extermination des juifs, doit être préservé, révéré, reconstruit, l’édifice invisible du judaïsme, c’est une autre forme de la même situation : règne, là, l’idée que rien ne doit se faire entre cet édifice invisible et l’édifice visible, trop visible, d’une philosophie occidentale qui, dans le meilleur des cas, n’a rien pu empêcher et, dans le pire des cas, a donné la main aux bourreaux ; triomphe, à ce moment-là, le principe d’une séparation jalouse entre deux ordres et régimes de discours dont on a le sentiment, tout à coup, que la fascination du savoir moderne, ainsi que l’idéologie assimilatrice qui allait avec, ont tragiquement brouillé les frontières. Il y a un texte de 1948, repris dans Difficile Liberté, où, dans un moment de désespoir et, en tout cas, de mélancolie, au pic de la polémique autour du cas Heidegger, dans ce climat de très grande violence où s’affrontent, d’un côté, des gens comme Jean Wahl et, de l’autre, des disciples de Heidegger comme Jean Beaufret ou le jeune Frédéric de Towarnicki qui, quelques années plus tôt, était allé, en grand uniforme de Français libre, trouver le berger de l’Etre au fond de sa cabane de la Forêt noire, il y a donc un texte de Levinas qui dit qu’il y a une sorte de scandale, d’obscénité, le texte français dit exactement « une inconvenance », à continuer de s’occuper de philosophie au lendemain d’Auschwitz. C’est le moment où Adorno dit qu’il est devenu impossible de faire de la poésie après Auschwitz. C’est le moment où Paul Celan veut bien continuer d’en faire, mais pour dire le crime, le crime seulement, et parce que la langue allemande est la langue des criminels. Et Levinas, à ce moment-là, appartient à cette catégorie de juifs qui pensent qu’il y a une inconvenance du même ordre à se préoccuper de philosophie, à l’âge d’Auschwitz et des chambres à gaz.

Et pourtant… En dépit de ces moments de mélancolie, en dépit de cette tendance du temps à dresser un mur entre les deux sagesses, en dépit de cette tentation de tirer un trait sur l’héritage de Maimonide et Franz Rosenzweig, Levinas trouve la force de franchir le pas, ce troisième pas.

Comment ? Pas question, bien sûr, de je ne sais quelle cohabitation entre les deux discours.

Pas question d’une pensée qui marcherait sur les deux jambes, tantôt la juive, tantôt la grecque, selon les préoccupations et les concepts.

Pas question de dire : sur tel sujet je pense en juif, sur tel autre je pense en grec, et en avant pour le syncrétisme, cet asile de toutes les ignorances et des compromissions théoriques.

Et même pas question, comme ses prédécesseurs, de traduire les deux sagesses l’une dans l’autre – de trouver l’équivalent juif, par exemple, de la notion kantienne de loi morale ; ou de jeter des passerelles entre les deux conceptions du temps ; ou de conjuguer l’idée de messianisme et l’idée de révolution ; ou de lier l’idée juive de transcendance avec « l’idée de l’infini » mise en moi, disait Descartes dans la « Troisième Méditation », par « quelque substance véritablement infinie ».

Non.

Ce que fait Levinas est bien plus original que cela. Il subvertit la sagesse grecque à l’aide de la sagesse juive. Il fait vibrer dans les textes grecs un souffle venu des textes juifs. Il invente aux textes grecs un autre principe de respiration qui leur vient des textes juifs. Il s’installe, si vous préférez, dans la conceptualité grecque et se sert de ce qu’il sait du souffle juif pour en ébranler les bases et les frontières. Il prend les textes prophétiques ; et il reformule, à partir de ces textes prophétiques, une pensée comme celle, par exemple, des droits de l’homme. Jewgreek is greekjew, disait Joyce cité, à son sujet à lui, Levinas, par Jacques Derrida. Ou encore (et je paraphrase, là, un texte fameux de Levinas lui-même) : il énonce en grec des principes que les Grecs ignoraient. Ou encore : il transforme des théologoumènes en philosophèmes (à commencer, entre parenthèse, par le fameux « Autrement qu’être ou au-delà de l’essence » qui n’est pas très loin de l’« epekeina tès ousias » du livre VI de la République de Platon…).

Voilà son troisième, et peut-être son plus radical, coup de force.

Levinas, comme il l’a souvent dit à ceux qui avaient tendance à le confessionnaliser, est moins un « philosophe juif » qu’un « juif qui fait de la philosophie ».

Levinas, comme il l’a dit, un jour, à un Jean-François Lyotard « surpris et malheureux », n’est pas un « penseur spécialement juif », mais un « penseur tout court » ; ce n’est pas « sous l’autorité de la Bible » qu’il se place, mais sous « celle de la phénoménologie » ; manière de dire qu’il les met, la Bible et la phénoménologie, au travail, au rouet, l’une de l’autre.

Un exemple.

Je vais essayer de montrer, sur un exemple précis qui est le vieux thème philosophique de la responsabilité, ce que peut signifier cette logique de subversion du texte grec par le souffle juif.

Traditionnellement, on ne commence à parler de responsabilité que quand on a un sujet bien construit (comme chez Descartes) ; une liberté de faire ou de ne pas faire (comme chez Aristote) ; une propédeutique de l’acte, ou une éducation du vouloir (comme chez Kant et les philosophes des Lumières) ; et des seuils, enfin, d’imputabilité qui font que l’on est plus ou moins responsable selon la marge d’autonomie que l’on avait, ou non, d’agir ou de ne pas agir (c’est tout le sens, par exemple, de la philosophie des Stoïciens – c’est tout le sens, aussi, d’une des réflexions ultimes de Derrida établissant que l’on ne « décide » que parce que l’on ne « sait », à la lettre, « pas quoi faire »…).

Or voilà que Levinas, fidèle à son idée de la transcendance de l’autre homme et de son visage, fidèle à sa définition de l’altérité comme sainteté et à son intuition que l’idée d’infini est coextensive au concept et à la forme du visage, propose quelque chose d’à la fois très semblable et de complètement différent.

Une responsabilité qui n’est pas un accident de mon essence mais mon essence même.

Une responsabilité qui ne procède pas de la présence, en moi, d’une essence préalable, mais la précède.

Une responsabilité que je ne suis pas libre d’accepter ou non mais qui s’impose à moi dans la miraculeuse réquisition par le visage d’autrui.

Une responsabilité qui n’est pas acte, mais passivité de la subjectivité, tourment inévitable, sujétion, soumission, réquisition sans réplique, absence totale de liberté.

Une responsabilité productrice d’actes, d’accord, mais dont je ne me rappelle pas avoir pris l’initiative et dont je n’ai, à la lettre, et si la lettre des mots a un sens, pas pris l’initiative.

Une responsabilité qui n’a plus rien à voir avec toutes ces histoires de d’être et de devoir, d’impératif catégorique ou de choix – une responsabilité qui est un pur fait, presque un traumatisme.

Une responsabilité qui est comme le témoignage d’un passé très ancien, enfoui, inassignable et que, si vous préférez encore, et comme dit encore Levinas lui-même, nul souvenir n’atteste.

Et une responsabilité qui, du coup, devient une responsabilité infinie, ne connaissant ni seuil ni limite – une responsabilité dont il est, conclut Levinas, plus difficile de se défaire que de « quitter sa peau ».

Nous vivons, au fond, sur deux conceptions distinctes de la responsabilité. Celle des Tragiques (Œdipe : une culpabilité fatale, qui n’a besoin d’aucun consentement, qui ne peut être non plus imputée à crime et qui n’est plus une responsabilité) et celle des philosophes (une culpabilité consciente, raisonnée, dépendant de la décision prise d’être ou non responsable de ce que l’on fait, relevant de l’autonomie d’un vouloir choisissant de donner ou de ne pas donner le primat, en soi, à la raison pratique). Eh bien tout se passe comme si Levinas importait en philosophie le climat des conceptions tragiques. Et tout se passe comme s’il le faisait à travers le judaïsme et grâce à lui.

Va dans le sens de cette idée de responsabilité infinie l’image, que j’avais abondamment commentée dans Le Testament de Dieu, du Dieu de chagrin et de pitié, du Dieu Menahem, consolateur par excellence, qui partage les douleurs de son peuple en exil.

Va dans le même sens la définition d’un Messie entendu, Levinas ne cesse d’insister sur ce point, comme l’homme quelconque, vous, moi, encore vous, en tant que nous pâtissons pour autrui, endossons ses douleurs, expions ses péchés et nous substituons à lui.

Et va surtout dans ce sens cette idée étrange, neuve, et qui ne pouvait naître qu’au contact des deux discours, des deux logiques, des deux pensées, la juive et la grecque, la logique et la prophétique, cette idée donc d’un moi qui serait otage avant d’être souverain, excédé d’autrui avant d’être son maître – cette idée d’une asymétrie fondamentale qui, seule, atteste que l’on est dans l’ordre de ce que l’auteur de Humanisme de l’autre homme entend, proprement, par éthique.

La responsabilité selon Levinas ? Le caractère irréciproque, l’à-face, de l’apparition d’autrui et de la façon dont il se donne.

Et puis j’ajoute enfin que cette série de gestes et, surtout, le dernier, cette mise au rouet juif de la manière grecque d’appréhender le monde, j’ajoute que cette judaïsation du logos ne peut se faire qu’à la faveur d’une série de déplacements internes au judaïsme lui-même – et à travers, donc, une cinquième série de gestes non moins décisifs que les premiers.

Je précise, à ce sujet, que les Rabbins n’ont jamais très bien su à quelle distance mettre Emmanuel Levinas, comment le lire et quel usage en faire. Que peuvent dire, oui, les tenants de l’« identité juive » d’un système qui refuse l’idée même d’identité ? Comment peuvent-ils se sentir à l’aise avec un philosophe juif qui partage avec l’archi-athée Sartre l’idée d’un sujet, d’une subjectivité, qui est un presque-rien, un quasi-néant, un vide d’intériorité ? Quel rabbin peut-il accepter cette vision d’un sujet fissuré, décentré, excentré, repoussant son centre et son principe du côté de « l’autre sujet » ? Cette vision d’un homme qui ne devient lui-même que lorsqu’il conjure les mirages du soi, congédie tous les prestiges de l’intériorité, fusille Sa Majesté le Moi, n’est-elle pas très embarrassante pour les tenants de l’orthodoxie identitaire ? Et ces concepts d’otage et de substitution, cette idée que je ne suis moi que si je me libère de moi et me laisse investir par autrui, cette asymétrie que j’évoquais à l’instant, comment tout cela ne sonnerait-il pas, à leurs oreilles, de manière très étrange ?

Je précise aussi que j’ai le plus grand mal, moi-même, à savoir comment le classer selon les lignes de partage classiquement en vigueur dans le monde juif. Est-il européen (parce qu’heideggérien…) ou croit-il que le judaïsme a à voir avec l’Orient (le lieu où il vécut, et enseigna, toute sa vie s’appelle l’Enio, l’Ecole normale israélite orientale…) ? Est-il un tempérament religieux (mille textes, que je pourrais vous citer, sont imprégnés de son respect pour la spiritualité juive) ou laïque (mille autres textes où il est dit que le judaïsme n’est pas une religion, que la catégorie de religion est impropre à en saisir la spécificité et l’esprit) ? Qu’est-ce qui prime, en lui, de l’amour d’Israël, de l’idée qu’il y a là un endroit, le premier et même le seul, où les juifs sont inlassablement et impatiemment attendus, de l’émerveillement face à ces mots « rentrés d’exil » dont il parle dans un texte fameux de Difficile Liberté – qu’est- ce qui l’emporte, donc, de cela ou du fait qu’il continue, malgré tout et jusqu’à la fin, à vivre en diaspora ? Nous nous sommes posé ces questions lorsque, avec Alain Finkielkraut et Benny Lévy, nous avons fondé à Jérusalem notre « Institut d’études lévinassiennes ». Et, dans l’impossibilité où nous fûmes d’y répondre clairement et distinctement, dans le droit que nous octroyaient les textes d’osciller, sans cesse, entre nous et au-dedans de nous, entre les termes indécidables de cette série d’apories, il y avait la preuve même de la complexité de cette pensée.

Mais bon.

Cela étant admis, je voudrais vous faire part de deux ou trois observations dont je suis quand même assez sûr et qui vous donneront, j’espère, une idée du déplacement qu’opère le texte lévinassien à l’intérieur de la tradition et du monde juifs.

Je répète, d’abord, que Levinas ne conserve pas, pour caractériser la pensée juive, le mot ni, encore moins, la catégorie ancienne de religion. Le judaïsme n’est pas une religion, ne cesse-t-il de dire. C’est un mode d’accès à l’Etre. C’est ce rapport à l’Etre qui fait que l’on contourne, esquive, transcende, la question de l’Etre. Ce n’est pas une religion.

Je ne crois pas non plus – je suis même, là, pour le coup, absolument certain du contraire – que l’idée même du sacré, l’idée d’un judaïsme participant d’un paysage général du sacré et y prenant position ait le moindre sens à ses yeux. Le sacré, ce n’est pas le saint, martèle Difficile Liberté. Le sacré, c’est la violence. Le sacré, c’est l’idolâtrie. D’où l’antinaturalisme de Levinas. D’où sa méfiance à l’endroit de la thématique des sources et des racines. D’où ces textes qui, comme le « Heidegger, Gagarine et nous », prennent parti pour la technique contre la nature, pour la ville moderne contre le génie du lieu, pour la mémoire contre le folklore, pour la rationalité contre le sacré. D’où tous ces textes qui disent la guerre déclarée au mystère, à l’enthousiasme, aux sources de la vraie foi, à l’extase, au numineux, au superstitieux, au divin omniprésent, à l’irrationnel. Le judaïsme se sent chez lui parmi les hommes plus que parmi les choses, insiste Levinas. Le judaïsme ce n’est pas l’enchantement mais le désensorcellement du monde, martèle-t-il. Et cela, encore, est très nouveau. C’est un thème que vous trouvez chez Scholem, bien sûr. C’est un thème que vous trouvez, par exemple, en 1918, dans ses « 95 thèses sur le judaïsme et le sionisme », quand il dit, lui, Scholem, que « avec la justice on ne produit aucun enchantement ». Mais il me paraît incontestable que, cette thèse du « désenchantement de la justice », c’est Levinas qui lui donne toute sa portée philosophique et théologique.

Le nom de Levinas, ensuite, est l’index d’un vrai déplacement dans ce qu’il est convenu d’appeler la problématique judéo-chrétienne. Vous l’avez bien senti, n’est-ce pas, à travers les remarques que je vous ai proposées sur ces questions d’altérité et de visage. Et le fait est que l’admiration jamais démentie de Levinas pour Bergson, la référence à Franz Rosenzweig qui est, de tous les penseurs juifs que j’ai cités, le seul à avoir osé écrire qu’il y a deux voies d’accès à la rédemption, la juive mais aussi la chrétienne, le beau texte de 1939, écrit après la mort de Pie XI, où il dit que, face à ce monde couvert de swastikas qu’était le monde du nazisme c’est vers « la croix à branches droites et pures que nous levions souvent les yeux », ses liens avec les Jésuites de Chicago ou les catholiques de Louvain, ses « Notes sur la pensée philosophique du Cardinal Wojtyla » dans la revue Communio en 1980, le fait est que tout cela indique un vrai rapprochement – sans syncrétisme, naturellement – avec les Chrétiens et, en particulier, les Catholiques.

Et puis il y a l’idée, enfin, que le judaïsme est une éthique avant d’être une optique ou, plutôt, que c’est une optique qui débouche aussitôt sur une éthique. Un judaïsme pratique. Un judaïsme, au sens propre, poétique. Un judaïsme dont le destin se joue, non dans l’autre monde, mais en ce monde et en ce temps. Un judaïsme des bonnes actions plus que des rites et des rites presque plus que de la foi. Un judaïsme qui, à la limite, prêcherait presque, j’y reviens, le moins de religion possible. Levinas ne dit-il pas, dans son texte sur Pie XI, que le judaïsme n’est que la résistance au paganisme ? La vérité est qu’il réanime la vieille querelle du Baal Shem Tov et du Gaon de Vilna. Contre le hassidisme, contre son romantisme, ses extases, son goût de la transe et du mystère, contre ce que Wiener appelle « l’enthousiasme presque sans objet des hassidim », contre l’idéologie du mysticisme relancée, au XVIIIe siècle, en Pologne, sous l’autorité d’Israël ben Eliezer, alias le Baal Shem Tov, l’héritage du Gaon de Vilna et de ses mitnagdim, de ses « opposants » – contre le « mieux vaut la ferveur dans l’étude que l’étude sans la ferveur » du premier, le parti du Gaon soutenant, lui, que « l’ignorant ne peut être pieux » et que mieux vaut l’étude, la lettre, la rigueur de la lettre, la précision dans le commentaire, que la piété des simples, des illettrés, des inalphabets (Péguy) ; ou le message de Rabbi Haïm de Volozine, son disciple, qui tente, à tout le moins, de concilier la prière et l’étude.

Voilà. A ces remarques brèves et, pourtant déjà trop longues, je m’aperçois que manque l’essentiel. A savoir les textes, bien sûr. La lettre des textes. Mais aussi, surtout, le goût, le parfum, presque le corps, de cette langue lévinassienne dont je n’ai pas pu vous donner, hélas, l’idée. Car qu’est-ce d’autre qu’un philosophe ? Le signe même d’une grande pensée, ce qui la signe, n’est-ce pas, outre la puissance de ses concepts, outre l’ampleur des déplacements qu’elle provoque dans la pensée de chacun, cette saveur d’une prose inimitable ? C’est cela aussi, Levinas. C’est cette langue à la fois simple, lumineuse, et, soudain, étrangement nouée, et donc énigmatique, de l’auteur d’Ethique et Infini. C’est le

« visage » et le « regard », l’« Attente » et la « Prière », le « Dire », le « Nom », le « Manger » et le « Se Vêtir », la « Veuve », l’« Orphelin », l’« Etranger », le « Pauvre », érigés au rang de concepts. Sauf que, pour cela, pour que vous entendiez cela, il faut que je me taise et que vous entrepreniez de lire.


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