Le temps… Quel temps ? Il n’y a pas « le » temps, voyons. Jamais. Pour personne. Pour la même personne, dans la même journée, dans la même séquence de temps, il y a plusieurs temps. Distincts. Homonymes. On dit « le » temps. C’est le même mot. Le même son. Mais ce sont des réalités distinctes. Ce sont plusieurs temps. Ce sont des temps qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Autre parfum, autre couleur, autre texture, autre matérialité de ces temps différents…

Des exemples ?

Le temps de la création, léger et qu’on ne voit pas passer ; celui de l’ennui, lourd comme du plomb, si lent.

Le temps de l’affairement, rapide comme l’éclair : on a tout juste vu la journée, l’année, la vie, commencer, et elles sont déjà finies ; le temps, au contraire, de l’émoi amoureux, languide, voluptueux, habité de part en part, vécu dans ses moindres méandres : on n’en perd pas une goutte, chaque seconde dure une éternité, mais une éternité magnifique qu’on aimerait faire durer plus longtemps.

À l’intérieur même de ce dernier, à l’intérieur de ce temps de l’amour, plusieurs temps encore, plusieurs temps encore différents et qui n’ont de commun que le nom : le temps de l’attente (long, très long, mais délicieux), celui de l’absence sans promesse (long aussi, mais atroce), celui de la jalousie (insupportable, mais court, comme des images brèves, des flashes), celui du plaisir (long ou court, c’est selon, c’est tout le mystère de l’érotisme).

On pourrait multiplier les exemples.

La vraie, la grande erreur c’est de croire qu’il y aurait un temps unique, identique pour tous les humains et, concernant chaque humain, pour tous les instants de sa vie.

La vraie, la grande erreur c’est de dire « le » temps alors qu’il ne devrait se dire, ce temps, qu’au pluriel, dans une sorte de dispersion, d’émiettement, de pluie d’instants et de sensations toutes différentes les unes des autres.

Ce sont les philosophes qui nous ont inoculé cette sotte idée du Temps : le même pour vous, pour moi et, pour chacun de nous, dans chacune des circonstances de nos existences.

Ce sont eux – Kant, par exemple, ou Hegel – qui ont lancé cette idée d’un temps qui serait comme une grande scène où tous les événements du monde viendraient, tels des acteurs, prendre place, se déployer, faire leur petit tour de piste, disparaître.

Shakespeare disait : « All the world is a stage. » Eux, les philosophes, répondent : « objection, votre honneur ! c’est all the time qu’il faut dire ! all the time is a stage ! car c’est le temps qui est la scène ! c’est lui qui est le théâtre ! et les événements, les sentiments, les existences sont comme des petits figurants qui viendraient se succéder sur ce théâtre. »

Et je me souviens d’ailleurs, quand j’étais au lycée, de ce professeur de philosophie qui allait si loin dans ce sens qu’il nous expliquait : « imaginez la fin du monde ; supposez, un instant, que, du fait d’un cataclysme, tous les humains disparaissent de la surface de la terre ; il resterait le temps ; il resterait la scène vide du temps ; ce ne serait plus le temps de personne mais ce serait encore le temps… »

À l’époque, je trouvais déjà cette hypothèse bizarre.

Aujourd’hui, je la trouve carrément inconséquente et je crois que c’est comme une preuve par l’absurde de la fausseté de l’idée du temps unique, identique pour tous les humains, etc.

Et je crois que c’est de cette idée, vraiment, qu’il faut se débarrasser.

Alors ?

Alors, il y a une autre hypothèse.

C’est celle de nos vies et de l’expérience que nous avons tous d’un temps qui n’a ni la même teneur ni la même durée selon les moments de la journée ou de l’existence.

C’est celle de ce temps pluriel, vivant, organique comme tous les êtres vivants, que Proust, par exemple, met en scène dans À la recherche du temps perdu.

C’est celle de cette plasticité, de cette élasticité, du temps dont parle Joyce dans sa réécriture de L’Odyssée d’Homère.

Et puis, puisque je parle d’Homère…

Le hasard fait que je parcourais, l’autre jour, un vieux livre, datant de la khâgne, sur la philosophie grecque.

C’est un livre qui parlait, notamment, de la conception du temps chez Aristote.

Et il exprimait cette autre hypothèse que le temps n’est pas un « cadre » ; que ce n’est pas une « scène » ; que, quand on en parle comme ça, comme d’une scène ou un cadre, on commet la plus grosse erreur qui soit puisqu’on le confond avec l’espace ; et que le temps est, en fait, une propriété supplémentaire, une qualité physique, des choses.

Les choses ont une forme, une matière, une odeur, un volume, une masse – eh bien elles ont aussi un temps qui est leur petit temps à elles et qu’elles ne partagent avec aucune autre.

Autant de choses, autant de temps ; à chaque chose, chaque être, correspond un temps spécial et spécialement incorporé ; pour chaque instant ou sentiment de l’existence, il y a un temps spécifique qui n’est plus le temps général des philosophes modernes mais qui est, encore une fois, une caractéristique, une dimension, de cet instant et de ce sentiment.

J’aime cette idée.

J’aime cette multiplicité du temps. J’aime cette élasticité infinie du temps. Que s’y reconnaisse qui veut !


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