Eh bien voilà. Augusto Pinochet est bel et bien mort cette fois-ci, dans son lit, tranquillement, emportant dans la tombe ses crimes et le secret de ses crimes. Amertume des rescapés. Tristesse des fils et filles de victimes qui savent que l’homme qui a brisé leurs vies n’aura plus à répondre, jamais, de ses forfaits. Et défaite, une fois de plus, de cette justice internationale qui, malgré l’opiniâtreté de quelques-uns, malgré le juge Garzon, malgré le juge Guzman, malgré les associations chiliennes et étrangères de défense de la démocratie, aura été bafouée, voire bernée, par une défense d’autant plus redoutable qu’elle savait pouvoir compter sur des alliés puissants et à peine dissimulés. Ah ! les condoléances d’une Margaret Thatcher nous laissant entendre, sans se gêner, que l’aide des services de renseignement chiliens au moment de la guerre des Malouines valait bien, pour elle et pour les siens, quelques milliers de suppliciés, torturés à mort, assassinés… Oh ! le tonitruant silence d’un ancien secrétaire d’Etat et Prix Nobel de la paix dont nous savons et qui sait lui-même – au moins depuis le film de Christopher Hitchens, Le Procès de Henry Kissinger, qui le suit partout, comme son ombre, comme un remords – que pèsent sur lui de sérieux soupçons de complicité avec ce qui restera comme l’une des plus sanglantes dictatures d’Amérique latine… Pinochet impuni, Pinochet s’éteignant ainsi, doucement, entouré des siens, dans la paix, en ce jour qui – ô symbole – se trouve être, de surcroît, la Journée internationale des droits de l’homme, c’est une honte pour le Chili, pour le monde, pour nous tous…

A propos de dictature sanglante, cela dit… Je signale à ceux que scandalise donc, comme moi, cette impunité pour un assassin d’Etat qu’il y a un autre dictateur qui est en train de connaître le même sort et qui n’a, lui, contrairement à Pinochet, même pas fait l’objet d’une tentative d’inculpation. Il s’appelle, cet autre dictateur, Fidel Castro. Son règne aura duré, non pas dix-sept, mais cinquante ans. Et il affiche un bilan dont le moins que l’on puisse dire est qu’il soutient plutôt bien, à la fin des fins, la comparaison avec celui de son rival et jumeau. 100 000 prisonniers politiques ayant, à un moment ou à un autre, tâté de son goulag version tropicale… Entre 15 000 et 17 000 fusillés (contre 3 200 assassinés, 28 000 torturés, au Chili) dont la seule faute fut de s’opposer, frontalement, à lui… Des centaines de milliers d’exilés (un nombre comparable à celui du Chili)… Sans parler des dizaines de milliers de « balseros » qui se sont noyés en tentant de fuir, sur des radeaux de fortune, l’enfer sur terre qu’est, très tôt, devenue l’île et qui sont, eux, en revanche, une spécialité cubaine… Je sais que les chiffres ne disent pas tout. Et j’entends bien qu’il faille se garder de ce que d’aucuns appellent l’« amalgame ». N’empêche. Les faits sont là. Et l’évidence du crime. Et l’inconséquence de belles âmes dont je suis prêt à parier qu’elles se presseront aux obsèques du « monstre sacré » avec la même énergie qu’elles mettent à déplorer, aujourd’hui, la défaillance de la justice pour le Caudillo. Allons, camarades et amis ! Un peu de cohérence ! Encore un effort, s’il vous plaît, pour être vraiment démocrates et républicains ! Il vous reste, il nous reste, un tout petit peu de temps pour, en hommage à tous les suppliciés de toutes les dictatures d’Amérique centrale et du Sud, souhaiter que Fidel Castro ait à comparaître pour ses crimes comme Pinochet.

Un qui sait de quoi il retourne en ces affaires : mon ami Marek Halter, vétéran, en Amérique latine et ailleurs, des luttes pour les droits de l’homme et qui publie, ces jours-ci, un livre qui n’a rien à voir – encore que… – mais qui n’en est pas moins, à mes yeux, d’une importance stratégique extrême. Il s’intitule, ce livre, Marie. Juste Marie. Et s’il est si important, c’est qu’en brossant la biographie de la plus célèbre des mères juives de l’Histoire, en rendant – car c’est de cela, d’abord, qu’il s’agit – son décor proprement juif à la naissance, la vie, la mort, de la mère d’un certain Jésus de Nazareth, il prend à la racine l’une des plus pernicieuses illusions modernes. N’importe quel chrétien sait que, de toutes les hérésies auxquelles le premier christianisme eut à faire face, la pire, la plus durable et, souvent, la plus meurtrière fut celle que l’on appela le marcionisme, du nom de cet évêque de Sinope, en Asie Mineure, qui prétendait nier et extirper les racines juives de la nouvelle foi. Eh bien c’est à eux, aux antimarcionistes conséquents, à tous ceux qui savent reconnaître le marcionisme jusque sous ses masques politiques les plus profanes, c’est à ceux qui, de Paris à Beyrouth et des pamphlets antisémites de Céline et Wagner à ceux de Roger Garaudy, savent voir la résurgence du marcionisme dans la folle énergie mise à prouver que le Christ n’est pas né juif, mais franc, germain, celte, druide, arabe, n’importe quoi mais surtout pas juif, c’est aux tenants impénitents, autrement dit, de cette alliance judéo-chrétienne et, en particulier, judéo-catholique pour laquelle je plaide, ici, depuis tant d’années et qui me paraît être, plus que jamais, l’un de nos moins mauvais remparts contre la tentation du pire, c’est à ceux-là, oui, à tous ceux-là, que s’adresse ce beau livre.


Autres contenus sur ces thèmes