On peut bien savoir, avec certitude, que Bernard-Henri Lévy n’a laissé à personne d’autre qu’à lui-même le soin de choisir la couverture de Solitude d’Israël. Un soldat de Tsahal gravissant seul la crête d’une colline… Cette photographie évoque le psaume 121, deuxième des quinze cantiques des degrés, que reprenaient dans l’Antiquité les pèlerins en marche vers le Temple de Jérusalem. « Essa enai el heharim, meayin iavo ezri… » (« Je lève mes yeux vers les montagnes… D’où me viendra le secours ?… ») « Ezri meim Adonaï, osse shamayim vaarets… » (« Le secours me vient de l’Éternel, qui a fait les cieux et la terre… ») « Al yiten lamot raglèkha, al ianoum shomerèkha… » (« Il ne permettra point que ton pied chancelle, celui qui te garde ne sommeillera point… »)

Le cliché semble avoir été pris dans le désert de Judée, dont la vision fait entrer le lecteur de plain-pied dans le drame qui occupe Bernard-Henri Lévy. Divisée à l’occasion de la guerre d’Indépendance, en 1949, occupée par Tsahal pendant la guerre des Six-Jours, en juin 1967, cette terre aride, desséchée et sans eau, qui descend de l’est de Jérusalem vers la mer Morte, est l’un des plus éclatants symboles de la solitude d’Israël. Et de la difficulté de la nation juive à faire comprendre que toutes les opérations militaires qu’elle a menées depuis trois quarts de siècle ont répondu à la nécessité vitale de ne pas rester à portée de canon de l’adversaire.

« Colonialisme, dites-vous ? » demande Bernard-Henri Lévy, curieux de savoir où est la métropole d’Israël. Dans le catéchisme antisioniste, dans lequel on reconnaît les habits neufs du vieil antisémitisme, cette métropole ne serait autre que les États-Unis d’Amérique. C’est négliger le fait que, en novembre 1956, après avoir vaincu l’armée égyptienne avec le soutien d’unités françaises et britanniques, Tsahal a été contraint de retrouver ses casernes sous la pression de Washington, d’accord avec Moscou pour sauver Nasser ; et que, en 1967, la solitude d’Israël était complète lorsque les généraux Yitzhak Rabin et Uzi Narkiss ont bousculé les armées égyptiennes et syriennes, clientes des Soviétiques, et l’armée jordanienne, soutenue par les États-Unis, pour manifester la souveraineté juive en tant qu’entité politique en Eretz Yisrael. On oublie souvent que, à l’occasion de cet épisode guerrier, la marine et les forces aériennes israéliennes ont coulé l’USS Liberty, un cargo de l’US Navy qui naviguait dans les eaux internationales, au large de la péninsule du Sinaï.

Solitude d’Israël, donc. Solitude en 1948, quand les Britanniques ont cru pouvoir manœuvrer, vingt-cinq ans après avoir succédé, à Jérusalem, à quatre siècles de domination ottomane, pour conserver leur empire sur un minuscule morceau de terre – la Palestine mandataire couvrait 28 000 km2 et la superficie d’Israël est de 22 000 km2 aujourd’hui, soir près de 4 % du territoire français, l’équivalent de trois départements. Solitude en 1956, quand, « pour l’amour du monde arabe », la gauche française a piétiné ses convictions affichées, respectant à Rabat et au Caire ce qu’elle appelait l’obscurantisme religieux à Paris, approuvant « la barbarie antisémite avec un entrain qui laisse rêveur », comme l’a observé, stupéfait, Roger Nimier dans l’hebdomadaire La Nation française. Solitude en 1967, tandis que la survie de la nation juive était mortellement menacée et que Raymond Aron constatait que le général de Gaulle n’avait rien fait pour empêcher « la concentration des troupes égyptiennes dans le Sinaï, l’alliance jordano-syrienne, l’entrée des troupes irakiennes en Jordanie », oubliant l’alliance de 1956 et la nécessité, pour Israël, de porter le combat chez l’ennemi plutôt que d’organiser une défense statique vouée à l’échec. Solitude après la guerre du Kippour, en 1973, quand le pourrissement de la question des réfugiés en Cisjordanie et à Gaza et l’internationalisation du terrorisme ont pris le relais du projet d’une victoire militaire arabe trois fois contrarié.

Et solitude d’Israël depuis le pogrom du 7 octobre 2023, quand une députée de la gauche américaine a repris, sans complexes, l’inexorable mot d’ordre du panarabisme, « From the river to the sea » (« De la rivière à la mer »), malgré la renonciation officielle des Palestiniens à leur projet d’expulsion des Juifs de l’ouest du Jourdain depuis la poignée de main échangée par Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, à la Maison-Blanche, le 13 septembre 1993. C’était quinze ans après les accords de Camp David, signés par le président égyptien Anouar el-Sadate et le Premier ministre israélien Menahem Begin, qui ont permis à l’Égypte de récupérer le « désert perdu » du Sinaï.

Bernard-Henri Lévy est un intellectuel, un philosophe. Témoin de son temps, il aime se faire le chroniqueur du jeu compliqué de la Russie, de la Chine, de l’Iran des ayatollahs, de la Turquie néo-ottomane et des pays arabes partisans du djihadisme. La compréhension de son livre, aux ellipses inspirées, requiert la lecture d’une solide Histoire d’Israël, par exemple celle de Michel Abitbol, dont une nouvelle édition de poche vient de paraître.

« Survivance de l’humain »

Dans son livre criblé de chagrin, nouveau songe d’Athalie rédigé pendant l’horreur d’une profonde nuit, le directeur de La Règle du jeu s’attache à penser l’origine des idées humaines les plus folles, les plus meurtrières, à forger des concepts, à forcer les images à se télescoper. « Dans un monde assailli par la plus atroce barbarie », il rejoint l’historien et résistant Marc Bloch pour trouver dans « la généreuse tradition des prophètes hébreux » une raison de croire et de lutter. À Sdérot, ville fantôme à la frontière avec Gaza, où il a été surpris de croiser Gideon Levy, un journaliste du quotidien Haaretz acharné à charger Israël de péchés, il a voulu se souvenir que l’idée sioniste étant une donnée spirituelle de l’histoire du monde. Et sa défense une « élévation sur les mystères », comme aurait dit Bossuet, qui s’est attaché à pousser le Dauphin, son élève, sur la voie davidique d’une « politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte » célébrée par les vitraux de Chartres. « Le Maharal de Prague, dans son Netsah Israël [L’Éternité d’Israël], dit que, par opposition aux royaumes et aux empires qui sont des étendues, Israël est un point, un simple point, mais quel point ! Le point central et caché, le point secret et essentiel, sur lequel s’appuie, dans l’atroce dramaturgie de l’Histoire, une part de la survivance de l’humain. »

À la fin, las d’une longue accumulation de mensonges à l’égard d’Israël, Bernard-Henri Lévy a indiqué d’où venait le mal. De la permanence du marcionisme, cette hérésie qui fait des Juifs les dévots d’un dieu sévère, vengeur et foncièrement mauvais ; de l’« hégélianisme vulgaire », qui envisage le judaïsme comme un moment dépassé du développement positif de l’esprit ; des Norpois et des demi-habiles du Quai d’Orsay, persuadés de pouvoir traduire le langage de haine tenu par « la rue arabe » en langage de paix à l’aide d’un dictionnaire diplomatique d’un genre un peu particulier ; des « généraux à la retraite », toujours charmés par les parfums d’Orient qui ont jadis enivré les saints-cypriens Morès, Foucauld et Lyautey. Sans négliger le rôle équivoque d’un certain nombre d’institutions internationales et d’organisations non gouvernementales (ONG), la Croix-Rouge, l’ONU, l’Unesco, Amnesty International – Bernard-Henri Lévy devrait également s’intéresser au Parlement de Bruxelles, dont les portes généreusement ouvertes à la délégation palestinienne attestent du retour permanent des « penchants criminels de l’Europe démocratique », stigmatisés par le philosophe Jean-Claude Milner.

Au fil de son texte, le philosophe parvient cependant à changer son deuil en une danse pour célébrer l’esprit du sionisme, confiant non plus dans l’oiseau de l’esprit de Minerve, mais dans la biche de l’Aurore et l’espérance d’Israël : « Quand Yahvé ramènera les captifs de Sion, nous serons comme des rêveurs… notre bouche se remplira de rire et notre langue de joie. » Par là, il répond à tous ceux qui crient « Vive la mort ! » en leur opposant la vocation des Juifs sur la terre : choisir la vie.


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