CATHERINE NAY : Vous venez de publier un petit ouvrage intitulé Éloge des intellectuels pour s’inquiéter de leur disparition. La faute à qui ? N’est-ce pas un plaidoyer pro domo ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Les intellectuels sont victimes actuellement d’un discrédit, d’une quasi-disqualification. Quand on interroge les jeunes gens, quand on fait des sondages d’opinion, on voit qu’ils ont été remplacés dans le rôle de maîtres à penser ou de directeur de conscience par des personnages sympathiques, merveilleusement charismatiques, dont la parole est parfois d’or, mais dont on ne peut pas dire que le métier soit de penser. Il y a là une situation que je trouve tout à fait préoccupante. Oh ! pas pour moi. Car j’ai la chance de faire partie des quelques intellectuels qui ont échappé au naufrage. Mes livres se vendent très bien. Les télévisions ou les médias s’intéressent à mon cas parfois au-delà même de ce que je souhaiterais. Donc, quand je dis préoccupant, ce n’est pas pour moi. Mais je pense que pour la cité, pour l’équilibre qui a fait une démocratie, ce déclin des intellectuels est tout à fait dommageable.

Les intellectuels, ça fait en France un vivier de combien de personnes ?

Ce n’est pas le problème. Les intellectuels, ce n’est pas une classe sociale. Ce n’est pas un vivier. Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Le mot est français. Il apparaît au moment de l’affaire Dreyfus, lorsqu’un certain nombre de personnages, d’écrivains se réunissent, interrompent la rédaction de leur roman ou le face-à-face quasi clandestin qu’ils entretenaient avec leur œuvre pour signer un manifeste en faveur d’Alfred Dreyfus. Ce jour-là ils cherchent la manière de se baptiser et ils trouvent dans le dictionnaire le mot le plus péjoratif qui soit pour désigner les gens dont le métier est de penser. Ce mot c’est « intellectuel ». Il n’avait jamais été employé jusque-là comme un substantif, toujours comme un adjectif. Alors c’est quoi, les « intellectuels » ? Ce sont des types, comme disait Sartre, qui sortent de leur discipline et qui, sans être mandatés par quiconque, décident de se mêler de ce qui ne les regarde pas.

Les intellectuels, ils se trompent souvent… C’est bien ça le drame.

Écoutez, je crois ne pas avoir été le dernier à instruire le procès des intellectuels, de leurs erreurs et de leurs égarements. Cela dit, il ne faut pas non plus pousser. Quand vous regardez l’histoire du XXe siècle, à tous les moments clés de ce siècle où s’est joué l’honneur des hommes, l’honneur de la justice, de la vérité, qui est-ce qu’on a trouvé en première ligne pour défendre ces valeurs ? Ce sont les intellectuels.

Quelles valeurs ont-ils défendues ?

Un exemple précis : la Pologne. Rappelez-vous le coup d’État de Jaruzelski en Pologne. Vous aviez un ministre socialiste qui disait « nous ne ferons rien » avec un cynisme ahurissant. Un Premier ministre socialiste, à l’époque Pierre Mauroy, expliquait à la télévision, à la radio qu’on n’allait pas ajouter au malheur des Polonais le malheur des Français, si d’aventure ils étaient privés gaz, au moment de la signature du contrat soviétique. Souvenez-vous, de François Mitterrand venant, un soir du 31 décembre, parler des lenteurs de l’histoire. Souvenez-vous, de l’autre côté, du président Giscard d’Estaing, qui, avant le coup d’État de Jaruzelski, expliquait que les Polonais devaient tenir compte de la fatalité géographique qui les condamnait à être sous la botte soviétique. Bref, tout la classe politique était d’accord. Son programme commun : les Polonais devaient passer aux pertes et profits des malheurs du XXe siècle. Qui s’est insurgé ? Qui a dit « nous n’acceptons pas la fatalité » ? Ce sont les intellectuels.

Et vous vous êtes exprimé quand François Mitterrand a reçu Jaruzelski à Paris ?

J’ai dit que j’étais choqué. Fabius était « troublé ». Moi, j’étais stupéfié. En tout cas, pendant ces mois-là, qui a incarné le parti antitotalitaire ? Qui a créé cet embryon de parti polonais en France ? Qui a fait du badge de Solidarnosc une bannière ? Les intellectuels !

Autre exemple, les dissidents soviétiques quelques années plutôt. Là j’en sais quelque chose, j’étais en première ligne. À droite comme à gauche tout le monde était d’accord pour considérer qu’ils étaient des clodos au des agents de la CIA. Giscard d’Estaing fermait sa porte à Boukovski. Marchais insultait Leonid Plioutch. La gauche socialiste les traînait tous les la boue. Ils étaient les parias. Ils arrivaient en France espérant trouver une terre de liberté et ils trouvaient une classe politique qui unanimement les désavouait. Sans parler des gaullistes, qui restaient fidèles à la vieille tradition de l’Ostpolitik et de la détente et qui, par conséquent, ne voulaient pas entendre parler de ces gêneurs. Qui a écouté les dissidents ? Qui a choisi de penser que leur parole était une parole qui méritait d’être entendue ? Pas tous les intellectuels, certes. Mais un certain nombre d’entre eux. Pas seulement moi, il y avait Sartre, il y avait André Glucksmann, il y avait Marek Halter, il y avait Claude Lefort et d’autres. Voilà deux exemples très récents.

Aujourd’hui, un intellectuel, il est engagé dans quel camp ? Il est plutôt à gauche, à droite ?

C’est justement ce que j’essaie de dire dans ce livre ; l’intellectuel du troisième type, comme je l’appelle, est un intellectuel délibérément, méthodiquement et spontanément non aligné. Il faudrait presque, à la limite, qu’il change de camp tous les matins et tous les soirs. Non pas que la gauche et la droite n’existent pas. Gauche et droite, ça a un sens. Ce sont des patrimoines culturels, des héritages idéologiques avec lesquels ont peut jouer, François Mitterrand en est un exemple. Mais je crois que le rôle des intellectuels est de ne pas s’aligner et d’adopter une attitude de transversalité permanente par rapport à ces clivages. Sur certains sujets, il m’arrive de me sentir tout à fait d’accord avec la gauche socialiste. Il m’arrive sur d’autres sujets d’être dans un état de refus absolu. Et vice versa.

Il y a un ministre qui s’appelle Max Gallo et qui, il y a quelques années, cherchait avec sa lanterne des intellectuels, comme un général qui avait perdu son armée.

Ce n’est pas que Max Gallo ne les trouvait plus, c’est qu’il ne les trouvait plus chez lui. Le temps où les intellectuels constituaient un des gros bataillons de la gauche politique est terminé. Évidemment ça a désespéré la gauche. En 1981, elle n’en a pas cru ses oreilles. Quand elle est arrivée au pouvoir, elle a vu que les intellectuels ne suivaient pas, elle a été stupéfaite. Un peu triste.

En mai 68, tous les intellectuels étaient derrière le mouvement étudiant. En décembre, vous étiez aussi derrière les étudiants, mais est-ce que ce n’était pas part réflexe vieux de vingt ans ? Comment avez-vous analysé ce mouvement ?

En ce qui me concerne, je crois avoir été l’un des seuls intellectuels, sinon le seul, à avoir dit à l’époque deux choses. D’abord, que je me sentais spontanément proche de ces étudiants et que je portais le deuil du jeune Malik, assassiné par les policiers voltigeurs de M. Pandraud. Mais en même temps que je me refusais à ma prosterner devant la jeunesse. Que conférer à la jeunesse le monopole du vrai, du juste et du bien était une idée débile et non seulement débile, mais une idée qui avait sa source dans les idéologies fasciste et stalinienne. Ce sont les staliniens et les fascistes qui pensent que la jeunesse est l’avenir du monde. Et le sel de la terre.

Je pense que respecter les étudiants, c’était précisément leur dire cela. C’était aussi leur dire que Devaquet n’était pas un homme indigne, que l’université n’échapperait pas à sa réforme, et qu’un réflexe conservateur frileux comme ils ont eu était un réflexe absurde. Réactionnaire. J’ai essayé d’avoir une attitude qui ne soit pas une attitude d’alignement bête et qui soit une attitude qui fasse droit à ce qui me semble être le vrai métier de l’intellectuel : à savoir penser, réfléchir, compliquer les choses. À quoi ça sert les intellectuels, vous me demandiez ? Voilà. Je vous réponds. Souvent, on félicite un intellectuel parce qu’il simplifie les problèmes. Je pense que c’est le contraire. Il n’est jamais si utile que lorsqu’il entreprend de les compliquer !

Est-ce que vous dites ça, « compliquer les choses », parce qu’en ce moment le but des hommes politiques c’est de réunir trois Français sur quatre, donc de tout aplanir ?

Entre autres, c’est vrai que le climat de cohabitation actuel et d’unanimisme généralisé rend plus nécessaire que jamais cette nécessité absolue de compliquer les choses. Mais, au-delà de ça, je pense que ça a toujours été vrai. Un intellectuel sert à couper les cheveux en quatre.

Les intellectuels, il y en a de moins en moins et pourtant on n’a jamais autant parlé de culture. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

C’est là-dessus que j’ouvre mon livre. On n’a jamais autant parlé de culture. Mais en faisant passer sous le pavillon culturel des marchandises de contrebande qui souvent n’ont pas grand-chose à voir avec la culture.

Jack Lang, qui est un ministre populaire de la Culture, a propagé l’idée du tout-culture, comme on dit du tout-électrique. Vous le dénoncez ?

Jack Lang, je l’aime beaucoup, et je pense que son action au ministère de la Culture a eu de nombreux aspects positifs. Cela étant, il a une certaine responsabilité dans le malaise que je décris et il est exact qu’il a beaucoup contribué à cette banalisation du concept de culture, à cet effacement des frontières et à cette étrange confusion qui fait qu’aujourd’hui l’homme de la rue est convaincu qu’au fond, entre une page de Proust et une page dessinée de Goscinny, entre un film de Visconti et un vidéo-clip d’un sous-chanteur de rock quelconque, il n’y a pas de grande différence. Jack Lang, c’est aussi autre chose, bien sûr. Mais, au débit de son règne, il faut incontestablement inscrire cette banalisation du concept de culture.

Et cette banalisation va durer ?

Elle dure. Je crois qu’il faudrait dire que l’actuel ministre de la Culture, François Léotard, de ce point de vue n’est pas sorti de l’ère Lang. Prenez un autre exemple. L’idée même d’une « culture jeune ». C’est bête. C’est absurde. La culture est vieille par définition. La culture, c’est la mémoire des siècles. Donc cette espèce de modernisme new look qu’on nous sert depuis quelques années fait le plus mauvais ménage qui soit avec la culture véritable. Ça ne veut pas dire qu’il ne faille pas s’intéresser à la mode. Mais ça veut dire qu’il faut hiérarchiser.

Il faut oser dire qu’il y a des genres culturels nobles et des genres culturels moins nobles. Qu’il y a des cultures majeures et qu’il y a des cultures mineures. Mais il n’y a pas que Lang. Il n’y a pas que les ministres. Les intellectuels aussi ont une grande responsabilité. Il y a un grand philosophe français que vous connaissez bien, Gilles Deleuze, qui avait écrit un livre il y a quinze ans sur Kafka, Pour une littérature mineure. Il y disait en substance que la seule bonne culture, c’était la culture mineure. Il porte une vraie responsabilité, lui aussi, dans ce renversement des valeurs.

Puisque vous dites : « Il y a de mauvais intellectuels aussi », alors en 1987, en France, qui sont les bons intellectuels ?

Difficile de donner des noms, comme ça, au débotté. Mais il y a de nombreux intellectuels qui font honneur à la tradition. Marek Halter, par exemple, Philippe Sollers, André Glucksmann, Alain Finkielkraut, Marguerite Duras.

Vous êtes très connu, vous avez un rôle dans la société. Mais je vous regardais, avec votre chemise ouverte, vos cheveux sur les épaules, est-ce qu’on pourrait imaginer un Bernard-Henri Lévy avec une cravate club et les cheveux courts comme un cadre de la Société générale ? Est-ce que vous pensez que vous auriez le même impact sur le public ?

Je n’en sais rien. Je m’en fiche. La seule chose dont je sois sûr, c’est que l’intellectuel d’aujourd’hui se doit d’entrer dans la modernité, d’assumer ses défis. Au lieu de pleurnicher, les intellectuels feraient mieux d’apprendre à se servir des médias.

Vous, vous savez ?

J’essaie. Et puis j’essaie d’éviter qu’ils se servent trop de moi.

Votre intellectuel du troisième type, il défend quelles valeurs aujourd’hui ?

On est dans une période probablement intermédiaire, pas stérile. Ce qui est vrai, c’est que les intellectuels se sont autostérilisés. Tout se passe comme s’ils avaient signé un pacte avec eux-mêmes et avec leurs pairs selon lequel il fallait faire le moins de vagues possibles. Ils ont inventé la cohabitation, surtout ne pas se disputer.

La cohabitation existait donc avant 1985 ?

Oui. La cohabitation, c’est Aron et Sartre sur le perron de l’Élysée. À partir de cette poignée de main Sartre-Aron, il y a eu une espèce de consensus qui s’est installé dans le monde intellectuel français, une sorte de religion du consensus.

Et c’est dommage ?

Je n’aime pas les consensus. Je pense qu’une société de consensus est une société en train de se nécroser. En train de crever. Je suis contre la cohabitation. Mais au-delà de ça, je crois que les unanimismes marquent toujours le début… des naufrages de grande ampleur.


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