Kurdistan irakien. Zone d’Al-Murah. C’est ici, dans un paysage de fortifications et de tranchées, que François Margolin, mon producteur, me présente Ala Tayyeb. Nous ne parlons pas film, ce jour-là. Ni métier. Mais Sartre. Habermas. La différence, à ses yeux, entre une «philosophie allemande» qui ne s’intéresse qu’au «collectif» – et la «française» à «l’individu». Au bout d’une heure de conversation que le lieu, les préparatifs de la bataille du lendemain, la proximité de l’ennemi, rendent rétrospectivement très étrange, mon siège est fait. Un cameraman capable, en pleine guerre, sur le front, de se demander si ce sont les peuples ou les individus qui font l’Histoire et de citer, pour cela, l’Expérience intérieure de Georges Bataille ne peut être complètement mauvais. Il rejoindra donc l’équipe, aux côtés d’Olivier Jacquin et Camille Lotteau, mes deux opérateurs français.

Ala Tayyeb, en fait, est iranien. Kurde, oui. Mais issu de cette fraction du peuple kurde qui fuit les ayatollahs après 1979 et que Saddam Hussein se faisait un plaisir d’accueillir. Quand il émigre, il a 17 ans ; il a été viré du collège pour indiscipline et activisme antirégime ; il laisse derrière lui ses trois frères et sœurs et son père, garagiste à Mariwani ; et il choisit le Komala qui est, en Irak, le plus à gauche des quatre partis qui se disputent l’hégémonie sur les jeunes de sa sorte. Son camp est à Zerguez, dans les Monts Karadagh, dans l’est du pays. On y lit Che Guevara. On y dispute des quatre âges de la Révolution – Marx, Lénine, Staline, Mao – comme à l’époque de la Gauche prolétarienne française. Et Ala partage son temps entre sessions d’endoctrinement et entraînement militaire et paramilitaire. Sauf que le contexte a changé. Le gouvernement régional du Kurdistan irakien a passé un accord avec Téhéran et interdit les opérations commando à partir de son territoire. Donc, il ronge son frein. Et regrette le temps où l’on pouvait passer la frontière pour aller semer, chez les imams, le grain de la sédition athée.

Est-ce la discipline du camp, très «albanaise», qui lui pèse ? Ce côté rivage des Syrtes, soldat fantôme d’une armée imaginaire, qui finit par lui sembler ridicule ? Ou faut-il accorder crédit à l’histoire qui veut que la direction du parti soit tombée sur un post sur Internet où il disait : «Marre de ce statut de réfugié professionnel ! Honte à ces commandants qui vivent comme des bobos et mendient des subsides américains tout en fustigeant l’impérialisme !» Ce qui est sûr, c’est qu’il s’est fait une réputation de forte tête. Ses chefs n’ont plus confiance en ce rebelle qui s’est mis à lire Nietzsche et Kierkegaard. Et on vient même lui glisser, un jour, qu’il devrait faire attention, car on pourrait bien le retrouver, un matin, «suicidé» dans sa caravane. Alors il prend les devants. Et, un soir de juin 2006, emballe ses livres et s’en va.

De cette partie-ci de sa vie, il parle volontiers. Passage en Turquie. En Grèce. Itinéraire classique de ceux que l’on n’appelle pas encore les migrants. Arrivée en Italie, puis à Cannes, où il reviendra, des années plus tard, lorsque notre film sera sélectionné par le Festival – mais où, pour l’heure, il dort sur les plages, fait les poubelles pour manger et dévore la Comédie humaine en persan. Et puis la remontée vers le nord, en train – voyageur sans bagages et sans billet, les contrôleurs sont cool, ils le débarquent, il attend le train d’après, il se fait à nouveau débarquer, il recommence, et ainsi de suite jusqu’en Norvège où vit une forte communauté kurde et où il compte demander l’asile politique.

Là, pendant six ans, il vit de petits boulots. Il décroche l’aide de 200 euros par mois réservée aux demandeurs d’asile. Il achève aussi de prendre acte des penchants autoritaires de ce marxisme dont on l’a trop longtemps nourri. Jusqu’au jour où le chef du Komala, son ancien parti, vient en visite officielle à Oslo. Réceptions. Interviews. L’identité kurde par ci. La lutte contre les mollahs par là. Mais dites-moi… Vous n’auriez pas chez vous, par hasard, un demandeur d’asile nommé Tayyeb ? Si ? Eh bien sachez que ce garçon est un criminel. Non seulement un déviant idéologique, mais un criminel. Sur quoi Ala, comprenant que son dossier est définitivement retoqué, prend les 400 couronnes (une quarantaine d’euros) qui lui restent, sort acheter une corde qui lui en coûte 200, se l’enroule autour du cou, monte sur une chaise, se pend – mais la corde casse et ne lui laisse d’autre choix que de refaire le chemin à l’envers et de rentrer au Kurdistan.

Nous sommes en 2013. Il a correspondu, sur Facebook, avec une jeune femme prénommée Hero. Il sait seulement qu’elle est jolie, qu’elle écrit des poèmes érotiques et qu’elle habite Kirkouk, loin de ses anciens camarades du Komala. Mais, quand il la rencontre, c’est le coup de foudre. «Tu es un héros», dit Hero, désormais maman d’une petite fille. «Tu es fait pour changer le monde !» Ce qu’il fait sur une chaîne locale où il anime un talk-show qui s’arrête après un reportage dévastateur sur l’état des hôpitaux de la ville. Puis sur Hawlati, un quotidien sur Internet où il part en guerre contre la «nouvelle bourgeoisie» du pays. Puis survient l’autre guerre, la vraie, que Daech déclare au monde et, au passage, au Kurdistan. Il n’a jamais été reporter. Il n’a même pas de caméra. Mais il a un téléphone portable. Et cela lui suffit pour aller, sur les fronts les plus durs, fournir en images les télévisions régionales. Jusqu’à ce jour de juillet 2015, secteur d’Al-Murah, où il entre dans l’aventure de mon film.

Trois mois plus tard. Le tournage n’en est qu’à la moitié. Nous sommes à Mounzirya, bataille de Doubayba. Ala a un sens aigu du cadrage. L’intuition de l’image qui vient, souvent la meilleure, et qu’il faut capter coûte que coûte. Les visages aussi. Ce parti pris des visages sur lequel nous nous sommes accordés. Et puis cette intrépidité qu’ont tous les grands du métier et dont Capa disait que ce n’est qu’une façon d’avoir «désappris la peur». Soudain, nous le voyons s’éloigner. Son pick-up fonce vers un village où Daech encercle quinze Kurdes. Mine. Explosion. Les trois peshmergas, dans le pick-up, meurent sur le coup. Lui, comme il était debout, sur le marchepied, en train de filmer, est éjecté et a l’épaule arrachée. Chirurgie d’urgence dans un des hôpitaux dont il a décrit la misère. Nouvelle opération où on lui retire les éclats de caméra qui se sont fichés dans son cou. Rééducation, enfin, à Paris. «Quand repart-on au front ?» ont été ses premiers mots, en salle de réveil. Il le fera pour Peshmerga dont il rattrapera le tournage, avec un bras, pour la libération du Sinjar. Aujourd’hui, seul, il est l’un des rares opérateurs que les forces kurdes aient embarqué dans leurs dernières offensives : puisse-t-il s’en autoriser – son talent, son courage, son destin hors normes, lui y donnent droit – pour signer, là, son premier film.


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