C’est dans le mensuel américain The Atlantic que j’ai, il y a treize ans, publié un texte, intitulé Un Clinton noir, où j’annonçais qu’un certain Barack Obama, alors seulement State Senator de l’État de l’Illinois, serait élu président des États-Unis. Et voilà que, dans le même Atlantic, treize ans et deux mandats plus tard, le journaliste Jeffrey Goldberg dresse le premier bilan de ce qui restera, selon toute vraisemblance, la part la plus controversée de l’héritage et de la doctrine de celui qui est devenu, en effet, le 44e président américain : sa politique étrangère.
Ce texte n’est pas, contrairement à ce qui s’écrit ici ou là, une interview de Barack Obama. C’est, comme on dit aux États-Unis, un long et savant essay truffé d’extraits de conversations que l’auteur a eues, au fil des années, tant avec le président lui-même qu’avec ses collaborateurs, ses homologues étrangers ou les observateurs les plus avertis de son double mandat. Mais il n’en donne pas moins, sur les moments forts de cette ère en train de se clore, des informations décisives et que ne devraient plus trop remettre en question les inévitables retouches qui seront apportées au portrait.
Le pari iranien
On y apprend par exemple que le président est “fier” de la fameuse et honteuse volte-face qui le fit, le 30 août 2013, à la stupéfaction de ses alliés et du monde, renoncer à punir Bachar el-Assad, qui venait pourtant de franchir la ligne rouge de l’usage d’armes chimiques qu’il avait lui-même fixée. On y devine comment c’est à dessein, dans un dosage voulu de force et de défausse, qu’il aura invité la Russie à revenir dans le grand jeu d’une région où Henry Kissinger avait, quarante ans plus tôt, quasi éliminé son influence.
On le voit, à propos de défausse, se décharger allègrement, et non sans une pointe de vulgarité qui ne lui ressemble pas, sur ses alliés Sarkozy et Cameron de ce qu’il considère comme l’échec de l’intervention internationale en Libye.
L’Ukraine en butte aux agressions aventuristes de Poutine apparaît comme n’ayant jamais représenté, à ses yeux, un véritable enjeu pour la sécurité et les intérêts des États-Unis.
Et l’on sent bien que c’est sur l’énorme et si risqué pari iranien, sur le coup de poker géopolitique que constitue le rééquilibrage de sa politique dans la direction du monde chiite, dans son choix, autrement dit, de la République islamique d’Iran contre les plus honorables – Abu Dhabi… – de ses alliés sunnites traditionnels, que ce président, par ailleurs si prudent, a joué sa legacy.
Une nouvelle conception de la puissance
On retire également de ce long texte une première ébauche de réponse à la question plus générale que se posent les commentateurs depuis huit ans. L’actuel président des États-Unis aura-t-il été, dans ses rapports avec le reste du monde, un pragmatique ou un idéaliste ? Un interventionniste ou un isolationniste ? Un internationaliste de doctrine ou d’intérêt ?
Ou, mieux, et pour le dire dans les catégories du politologue Walter Russell Mead, aura-t-il été un président jacksonien n’intervenant sur les théâtres extérieurs qu’en état de légitime défense et d’urgence ? un hamiltonien indexant sa diplomatie sur les seuls intérêts commerciaux et, plus largement, économiques du pays ? un jeffersonien répugnant, quelles que soient les circonstances, à toute forme de sortie hors de son pré carré ? ou, au contraire, un wilsonien estimant que l’Amérique est un pays dont les valeurs, le message, le credo méritent d’être universalisés ?
Ici, sous la plume de Goldberg, il apparaît comme l’auteur, plus ou moins volontaire, d’une sorte de synthèse entre ces quatre tentations. Il apparaît, si l’on préfère, comme le doctrinaire d’une nouvelle conception de la puissance où l’évaluation de ce que l’on peut vient surdéterminer – on est tenté de dire : limiter et, au fond, paralyser… – l’idée de ce que l’on doit.
Il faudra revenir sur tout cela. Il faudra vérifier, ou non, la grande hypothèse de Goldberg sur le tropisme asiatique, forcément asiatique, de ce président né à Hawaii, grandi à Hawaii et en Indonésie et tout naturellement tourné vers la zone Pacifique.
Il faudra mettre à l’épreuve son autre hypothèse concernant ce que j’appellerai le progressisme paresseux de ce démocrate persuadé que c’est tout naturellement, sans forcer ni pousser et, donc, sans faire la guerre, que le bon grain se sépare de l’ivraie, que la bonne monnaie chasse la mauvaise et que la liberté, à la fin des fins, l’emporte sur la tyrannie.
Un messianisme ?
Quand les jeux seront faits et que l’inventeur du leadership from behind, l’ex-lumineux jeune homme qui sera progressivement passé, dans ses rapports avec ses adversaires et partenaires, du magnifique yes we can à un plus roublard yes you will, aura abattu, lui-même, ses dernières cartes, peut-être faudra-t-il même se demander s’il n’y aura pas eu là une forme paradoxale de ce “messianisme démocratique” que l’on a tant reproché aux néocons – un messianisme paresseux donc ; un messianisme sans rien faire et où l’on se laisse porter ; mais un messianisme tout de même, qui ferait de cet admirateur autoproclamé de Bush père un double inavoué de Bush fils…
Pour l’heure, cette mine d’informations, ces confidences de première main, cette esquisse de portrait pour servir à l’histoire d’une époque où nul ne sait si l’Amérique se sera redéployée ou, comme le craignent un nombre croissant d’amis et partisans du président, reniée. Treize ans après, l’honnêteté m’oblige à dire que je n’ai moi-même pas de réponse à la question : mais je crains le pire.
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