Drapeau blanc à Kherson
Nord de la poche de Kherson, où les occupants russes sont encerclés par l’armée ukrainienne. Nous avons, toute la matinée, suivi une patrouille dans les alentours de Dudatchy. Soudain, pendant une pause, alerte. Contre-offensive russe ? Des agents, des collabos, infiltrés dans un hameau ? On remonte dans les pick-up. On progresse dans la lande à la végétation sèche et rare. On encercle l’objectif. On pousse, une à une, les portes à demi ouvertes des maisons abandonnées, aux peintures vert et bleu écaillé. Non. C’étaient deux déserteurs russes qui voulaient joindre la hotline « Je veux vivre » mise en place par le gouvernement ukrainien pour piloter les redditions mais n’avaient pas de réseau. Visages épuisés et pitoyables. Grands corps mal nourris et grelottant malgré la douceur de l’été prolongé. Les Ukrainiens respectent les lois de la guerre. No photo.
La Dame de Kiev
Moins de missiles et de drones iraniens qu’en début de semaine. Et la plupart interceptés. Mais quand même… Cette dame… De son appartement soufflé, comme le reste de l’étage, par un missile, il ne reste que cette salle de bains minuscule et glacée, suspendue dans le vide, où elle a entassé quelques effets, un réchaud, un matelas dans la baignoire… Où aller ? L’abri, dans la cave, n’est-il pas obstrué, lui aussi, par un amoncellement de décombres ? À quoi bon descendre dans sa rue d’où ne monte plus la bonne rumeur de la vie ? Trouver de l’eau, peut-être. Se laver. Renouveler ses provisions de pain. Pour l’heure, abandonnée de tous, emmitouflée dans sa doudoune et son bonnet d’hiver, elle semble pétrifiée. Elle allumera bientôt une bougie. Elle a le regard fixe, et qui semble prier. Elle attend.
Présence de pierres
On n’a pas dit le crime contre les statues. Ces mystérieuses silhouettes de pierre qui montent la garde à l’entrée d’Izioum, en haut des collines Kremenets, ne sont pas seulement un trésor national. Figurant des Polovtsian Babas, sortes d’Amazones nomades en lutte, il y a mille ans, contre les premiers « Rus’ », elles sont la cible, depuis l’ère des tsars, de la volonté d’annihiler le passé ukrainien. Les artilleurs de Poutine ne s’y sont pas trompés qui en ont détruit une et ont mutilé les autres. Ni nos compagnons d’équipée qui, après nous avoir conduits au cœur de la forêt où furent enterrés à la sauvette 440 civils, sont venus se mêler à ces figures sacrées. Les statues savent tout. Les statues ont tout vu. Izioum est le Boutcha de l’Est – mais c’est aussi l’un des lieux où bat le cœur historique de l’Ukraine.
Sur la route de Lyman
C’est une guerre des ponts. Mais, face à un pont explosé, les Ukrainiens sont, une fois encore, plus mobiles, inventifs, réactifs que l’ennemi. Par quel prodige technique le génie a-t-il fait arriver jusqu’à ce cours d’eau perdu dans les forêts, le Donets, une barge d’acier capable de supporter le poids d’un tank ? Quel nouveau général Eblé, le pontonnier de Napoléon en Russie, a-t-il conçu l’appareillage de vedettes fluviales qui, en se collant au bac telles des ventouses, le poussent d’une rive à l’autre en une noria sans fin ? Notre escorte se détend. On fait des selfies, sur fond de nuages boursouflés et gris. Cette traversée de la victoire, que ne décourage plus le bruit lointain de la canonnade, les met même en joie. Ils savent que, de l’autre côté, après quelques kilomètres dans les bois aux arbres fusillés, ils vont retrouver Lyman libérée. Les hommes d’équipage sont pensifs.
Aimez-vous le Bortsch ?
Koupiansk, 120 kilomètres de Kharkiv, vers l’est, en profondeur dans le Donbass, vient d’être libérée. Combats acharnés. Ville vide. Ces avenues trop larges pour un bourg, qui, avant la guerre, ne comptait pas plus de 25 000 habitants et que la sauvagerie des Russes, détruisant tout dans leur retraite, a rendu plus fantomatique encore. Et, de temps à autre, une babouchka qui, comme elle, Ivana, s’est enterrée pendant sept mois et voit, pour la première fois, ce matin, la lumière du jour. Pas de gaz. Pas d’électricité. Juste des troncs d’arbre que son mari débite à la hache et dont il fait des bûches. Et un sac de tomates, assaisonnées de kwas de betterave, qu’elle touille sur son trottoir. Elle nous apprend à ne pas confondre le bortsch ukrainien et le russe. Elle s’affaire, cette maîtresse femme. Elle s’applique. Mais elle a l’air absent de quelqu’un qui n’a plus envie ni de vivre ni de mourir.
Les cosaques en première ligne
Le Carpathian Sich Battallion est, après Lyman, en zone grise, un mélange de Légion étrangère, de Brigade internationale et d’unité d’élite de l’armée nationale ukrainienne. Il y a là des Sud-Américains tatoués. Des Anglo-Saxons à bandana. Des Français des quartiers. Des Centre-Européens amateurs de heavy metal et au physique de bikers. J’en oublie. Car il y a là, dans cette tour de Babel en treillis, 32 nationalités. Mais tous ne sont pas aussi diserts sur leurs antécédents. La plupart ont un nom de guerre qui est celui du lieu-dit où ils se sont illustrés. Et ces têtes brûlées ne s’étendent vraiment, ce soir-là, que sur les raisons de leur engagement (la défense de l’Ukraine génocidée) et sur la réputation sulfureuse qui leur est faite et qui les met en rage (« Nous avons rompu depuis 2015, me dit leur commandant, ancien ingénieur chez Rolls-Royce, à Londres, tous nos liens avec le parti d’ultradroite Svoboda »). C’est le jour de la fête des Cosaques. Et l’on hisse le drapeau au fronton du bâtiment qui leur servira de caserne jusqu’à la prochaine avancée.
Qui a tiré sur Zaporijjia ?
La centrale nucléaire de Zaporijjia est donc là, face à nous, avec ses dômes qui, dressés vers le ciel, abritent les réacteurs. Les Russes aussi sont là, sur l’autre rive du Dniepr, visibles à la jumelle et, j’imagine, réciproquement. Ici, de ce côté du fleuve et sous les arbres, une section de ces « border controls » qui n’auront décidément pas manqué une occasion de nous ouvrir l’accès à des zones en principe interdites. Des abris. Un fortin couvert de terre. Un canon de courte portée, pour empêcher un débarquement. Je cherche. J’interroge. Sur les 10 kilomètres de cette ligne de front où la moindre étincelle provoquerait un nouveau Tchernobyl, pas l’ombre d’une arme capable, comme le prétend la propagande russe, de menacer l’autre rive. Sûre d’elle-même et de la grandeur de son combat, économe de sa force, à son rythme, l’Ukraine se rapproche de la victoire.
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