Je suis conscient de l’honneur que vous m’avez fait, Monsieur le Président, Madame Lili Safra, cher Yoham Cohen, en me demandant de prononcer aujourd’hui l’éloge de celle qui me succède au palmarès du prix Scopus.
Et j’en suis d’autant plus ému que, depuis le premier jour où je l’ai vue, depuis ce jour d’octobre 1979 où j’ai prononcé, pour la première fois, rue Geoffroy-l’Asnier, l’hommage rituel au mémorial du judaïsme martyr, depuis ce jour que je n’oublierai jamais et où je l’ai vue, debout, devant moi, grave et belle, très belle, très lumineuse, Simone Veil est, pour moi, un pôle, une conscience, une sorte d’étoile fixe – je ne le lui ai peut-être jamais dit comme je le lui dis aujourd’hui ; eh bien voilà, c’est fait ; je l’ai dit ; et je voudrais même essayer de lui dire, précisément, pourquoi.
Simone Veil, pour moi, c’est, d’abord, la Française qui, avec Claude Lanzmann, a tenu bon sur l’idée de singularité de la Shoah.
Je dis « tenu bon » parce que c’est une idée qui ne va évidemment pas de soi et qui, répétons-le une fois encore, n’est jamais allée de soi.
Je dis « tenu bon » parce que tout, depuis le sens commun le plus trivial jusqu’aux sciences sociales les plus sophistiquées, depuis la bonne grosse sagesse des nations jusqu’à telle observation fameuse d’un Claude Lévi-Strauss concluant que, à l’échelle de l’histoire de l’humanité et de l’histoire de ses massacres, la Shoah n’est peut-être qu’un épisode, un pli, un carnage un peu plus terrible que d’autres, un sommet, mais certainement pas un événement exorbitant de la loi réglée des événements et de leur éternelle et tragique succession, tout, dis-je, va contre cette idée qu’un crime, quel qu’il soit, puisse avoir cette irréductible, incomparable, singularité.
Eh bien Simone Veil tient ferme sur cette idée.
Et, dans le beau livre, à la fois pudique et terrible, qu’elle vient de publier et où elle raconte ce qu’elle appelle elle-même sa descente en enfer, elle donne à cette idée un sens très précis.
Je vais le dire dans mes mots mais je pense, par ces mots, l’exprimer un peu.
Ce que ce crime-là a d’absolument incomparable c’est qu’il a, au fond, cinq traits caractéristiques.
C’est un crime sans traces : pas d’ordre écrit, vous le savez ; jamais, nulle part, de directive officielle ; mais, au contraire, le mot du SS lançant à Primo Levi son fameux (je cite de mémoire) « nous avons déjà gagné la guerre car, si quelques-uns d’entre vous survivent, en réchappent, et tentent de raconter ce que nous avons fait, personne ne les croira ».
Sans tombes : votre père, Madame Veil, votre frère, votre mère, ces pauvres corps suppliciés, partis en cendres et en fumée, sans autre tombe que votre mémoire et, aujourd’hui, vos Mémoires – le dispositif même de la mise à mort faisait que les corps se sont volatilisés, ils sont comme s’ils n’avaient pas été.
Sans ruines : Auschwitz, quand vous y revenez, n’est-il pas ce lieu apaisé, neutralisé, blanchi en quelque sorte de ce qui s’y est produit – comme si, à nouveau, le crime n’avait pas eu lieu ; comme s’il s’agissait, à nouveau, comme l’a écrit Gérard Wajcman, d’une sorte de crime parfait produisant à la fois des cadavres et du néant.
Sans reste : un Tutsi avait, au moins théoriquement, la possibilité de quitter le Rwanda ; un Cambodgien, le Cambodge ; un Arménien, la Turquie ; ils ne le firent pas toujours, naturellement ; ils ne le firent, même, presque jamais ; sauf qu’ils le pouvaient et que le projet de leurs assassins n’était, en tout cas, pas de venir les poursuivre où qu’ils puissent se retrouver ; le propre de cette extermination-ci, le propre de la Shoah, c’est qu’il n’y avait plus, nulle part, le moindre lieu où fuir, c’est que le monde même était devenu un piège.
Sans raison, avec des zones entières d’irrationalité radicale : chez les Cambodgiens, il y avait l’idée, démente, mais l’idée quand même d’une vague rationalité ; chez les Turcs il y avait la très très vague idée, stupide certes, et ajoutant la stupidité au crime, que les Arméniens étaient une cinquième colonne les affaiblissant dans leur guerre contre les Russes ; là, rien ; on ne fait même pas semblant ; quand on a le choix entre faire passer un train d’armes qui doivent aller ravitailler le front ou un train de juifs qu’on doit gazer et brûler, c’est le train de juifs que l’on choisit – dût-on, pour cela, affaiblir rationnellement l’effort de guerre…
Je le dis dans mes mots. Mais aussi bien est-ce ce que Simone Veil m’a, premièrement, apporté : une idée précise, pas floue, pas vague, pas fumeuse, de ce qu’eut d’incomparable le crime d’Auschwitz.
Simone Veil est, deuxièmement, l’Européenne qui, avec Primo Levi, nous a enseigné à ne pas céder sur le devoir de mémoire.
Je dis « ne pas céder » car, là encore, ce n’est pas évident.
Je dis « ne pas céder » car, là encore, tout est organisé, autour de nous, pour dire : il y a un temps pour tout – un temps pour le souvenir et un temps pour l’oubli ; parler de la Shoah tout de suite, dans la suite de l’événement, quand les cendres étaient encore chaudes, quand les déportés revenaient, d’accord ; mais aujourd’hui ? soixante ans après ? est-ce qu’il n’y en a pas assez ? est-ce qu’on n’en a pas fait assez ? est-ce que l’heure n’est pas venue d’oublier et de tourner la page ?
Eh bien, là aussi, il faut lire Simone Veil.
Et il faut la lire parce qu’on comprend, en la lisant, que, par un processus mystérieux qui participe peut-être, lui aussi, de l’énormité et de la singularité du crime, c’est le contraire qui s’est produit.
Non pas la mémoire au début, et l’oubli qui gagnerait.
Mais, au début, l’oubli.
Au début, le refus d’entendre les déportés.
Au début, cette façon de dire : « les déportés ne peuvent pas parler, c’était si indicible qu’ils ne peuvent pas parler » – alors que, Simone Veil le dit très bien, ils voulaient bien parler au contraire ; ils ne demandaient que cela, de parler ; mais c’est la société qui ne voulait pas les entendre ; c’est la société qui commence par effacer ce qui reste de souvenir.
Ce malaise quand elle, et les gens comme elle, tentent de prendre la parole et de raconter.
Ce type qui lui demande, dans une réception d’ambassade, si ce tatouage qu’elle a au bras est son numéro de vestiaire.
Cette idée, pendant vingt ans au moins, des victimes glorieuses (les résistants) et des victimes honteuses (les déportés dits « raciaux », autrement dit les juifs).
Et puis, après cela, au fil du temps qui suit, conquis sur cette ignorance et ce malaise et non les précédant, le travail de la mémoire.
La leçon de Simone Veil, celle qu’elle adresse aux gens de la génération de ses fils, de ses petits-fils ou arrière-petits enfants, c’est : « ne vous laissez pas intimider par ceux qui, alors qu’ils ne se sont jamais souvenus de rien, vous disent que c’en est fini du souvenir ; ne vous laissez pas intimider car, en Allemagne comme en France, le travail de mémoire ne fait que commencer ; ne vous laissez pas intimider car c’est maintenant, au contraire, qu’il convient d’offrir un petit peu de sa vie pour que les morts ne disparaissent pas. »
C’est ce qu’a fait, en Allemagne, un homme comme Jan Philipp Reemtsma, organisant, à travers le pays, cette exposition itinérante sur les crimes de la Wehrmacht dont j’ai parlé, en 1999, dans Le Monde.
C’est ce qu’ont fait, en France, tant Jacques Chirac dans son discours au Vel’ d’Hiv de 1995 que les avocats du procès Papon.
C’est ce que font tous ceux qui, comme vous, Madame Veil, savent que le travail de la mémoire est, non pas derrière, mais devant nous.
Simone Veil c’est, encore, une mémoire étrange, très spéciale, dont je dirai qu’elle est, à la fois, incroyablement batailleuse et, à d’autres égards, pacifiée.
Batailleuse ?
Papon, justement.
Vichy.
Toutes les complaisances, d’hier et d’aujourd’hui, à l’endroit des crimes de Vichy.
Toutes les formes de banalisation.
Toutes les modalités de la profanation.
Tous ceux, toutes celles qui, fût-ce au sommet de la vie de l’esprit, participent de cette banalisation-profanation – et je songe là, dans ses Mémoires encore, à sa charge si violente contre Hannah Arendt et son concept de banalité du mal. La charge est rude. Elle est peut-être un peu expéditive et ne tient pas assez compte des subtilités d’une pensée qui ne se laisse pas non plus enfermer, si facilement, dans ce schème de la banalisation. Mais elle retrouve quelques-uns des accents de la polémique lancée naguère, contre la même Hannah Arendt, par le grand Gershom Scholem. Et elle est congruente à l’attitude, batailleuse encore, qui est la votre, Madame, face à toutes les formes de l’antisémitisme, l’antisémitisme d’après guerre et l’antisémitisme d’aujourd’hui.
Pacifiée ?
Sur deux fronts au moins, vous nous donnez une leçon de sérénité et de paix.
D’abord la question des Justes, c’est-à-dire de ceux qui ont, au péril de leur vie, au plus noir des années noires, caché et sauvé des juifs et qui, ce faisant, par la seule grâce de ce faire, ont montré que le Mal, justement, n’était pas fatal ; qu’il était possible, après tout, de s’excepter du rang des meurtriers ; et qui, ce faisant, accablent davantage encore ceux qui ont cédé à l’autre pente – le fait autrement dit qu’il y a deux France, celle de la Honte et celle de l’Honneur, celle à laquelle il convient de livrer une guerre sans merci, totale, aussi totale que le mépris qu’elle inspire, et celle avec laquelle les juifs se doivent, au contraire, de vivre en paix et dans la paix.
Et puis, ensuite, la question du rapport avec les chrétiens. C’est l’un des plus beaux passages de son livre. Celui sur la mort de Lustiger et sur le vœu, que formula celui-ci, de voir notre lauréate de ce soir évoquer, au jour de ses funérailles, son ineffaçable naissance juive. La chose ne se fit pas. Simone Veil reste pudique là-dessus et n’entre pas dans le détail des raisons pour lesquelles la chose ne se fit pas. Mais la demande exista. Elle y répondit par l’affirmative. Et le fait est que vous appartenez, Madame, à la catégorie des juifs qui, comme Elie Wiesel, comme Emmanuel Levinas, comme d’autres, ont pris acte de la révolution entamée par l’Eglise catholique avec Vatican II, continuée avec Jean-Paul II, poursuivie avec Benoît XVI et qui signifie que, face aux dangers qui menacent, face aux mauvais présages qui s’accumulent, juifs et chrétiens sont, non pas adversaires, mais alliés.
La question de l’Europe.
Il y eut, après la Shoah, deux voies sur cette affaire d’Europe. Celle de Vladimir Jankélévitch, le philosophe musicien, théoricien du « je ne sais quoi » et du « presque rien », dans cet article de 1965 qui fit, à l’époque, un bruit d’enfer et à la lettre duquel il n’est d’ailleurs pas sûr qu’il se soit lui-même toujours tenu : culpabilité ontologique de l’Allemagne ; corruption de la langue allemande elle-même par les mots et glapissements des hitlériens ; et serment de ne plus commercer, jamais, ni avec la culture ni, donc, avec la langue allemande, ni même avec ses porteurs.
Celle de Simone Veil : pas de culpabilité collective ; l’allemand est peut-être la langue du nazisme, mais c’est aussi celle de l’antinazisme et c’est celle, par parenthèse, comme l’a rappelé Laurent Dispot, du mouvement de libération du peuple juif, c’est-à-dire, en clair, du sionisme ; la victoire alliée de 1945 est l’un de ces rares, très rares, événements dont le sens est le même chez les vainqueurs et les vaincus – d’habitude, il y a un sens pour les uns, et un autre pour les autres ; la victoire des uns est la défaite des autres ; là, non ; cet événement marque, à la fois, la délivrance des juifs et, comme l’a dit, une fois, un grand président allemand, celle du peuple allemand envoûté par le nazisme.
Bref, la voie de Simone Veil, c’est la voie de l’Europe.
La voie de Simone Veil, c’est la voie d’une Europe dont les deux piliers doivent être la France et l’Allemagne dans la mesure, et dans la mesure seulement, où son socle sera le souvenir, le plus jamais ça, d’Auschwitz.
Pour Simone Veil, il y a, de la Shoah, deux grandes leçons à tirer.
On ne joue pas avec la sécurité d’Israël (c’est-à-dire, pour parler clair, avec sa légitime, nécessaire, non négociable, supériorité militaire).
Et on ne joue pas avec l’Europe (c’est-à-dire, pour parler clair aussi, avec le plus jamais ça d’Auschwitz).
Cette leçon-là, aussi, je l’ai entendue.
Cette leçon-là, autant que les premières, me guide depuis maintenant trente ans que je l’ai, pour la première fois, vue – et quarante que je réfléchis aux grands enjeux de notre vie publique et collective.
Et puis enfin – et là, avec cette dernière et cinquième leçon, j’en viens à vous, cher Menachem Magidor, et à l’Université qui nous a, l’un et l’autre, elle et moi, couronnés (et c’est vrai, par parenthèse, et pour rebondir sur ce qui a été dit tout à l’heure, que l’idée d’avoir été honoré d’un prix dont Simone Veil n’était pas encore lauréate, m’a mis, toute cette année, jusqu’à ce que soit réparés cette injustice et ce désordre, terriblement mal à l’aise) – enfin, donc, il y a un certain rapport au judaïsme.
Simone Veil, à l’évidence, appartient à un judaïsme très particulier.
Elle appartient à cette tradition dont parle Levinas dans le texte de Difficile Liberté consacré à Léon Brunschvicg et qui s’appelle le judaïsme français.
Et elle est clairement de ces juifs, dont parle encore Levinas, qui ont vu s’effondrer, dans l’incrédulité et la stupeur, le monde auquel ils croyaient – vous connaissez le texte, n’est-ce pas ? vous connaissez cette page magnifique de Noms propres : « déjà un vent glacial parcourt les pièces encore décentes ou luxueuses, arrache les tapisseries et les tableaux, éteint les lumières, fissure les murs, met en loques les vêtements et apporte les hurlements et hululements d’impitoyables foules ? » eh bien tel est, oui, le judaïsme qu’a connu la petite Simone Jacob, dans sa jolie famille niçoise foudroyée par la barbarie…
Mais Simone Veil, dans son livre, dit surtout deux choses – et pardonnez-moi d’y revenir une dernière fois.
Elle nous dit d’abord qu’elle n’est pas religieuse et que, petite fille, elle était déjà horrifiée par ceux qui prétendaient qu’il fallait croire en Dieu pour bien se conduire.
Et elle nous dit, ensuite, qu’elle est à la fois sans illusions et optimiste – qu’elle a, à Auschwitz, perdu ses illusions mais qu’elle n’y a perdu, pour autant, ni son goût de vivre ni celui de se battre.
Sans illusions et, pourtant, ne renonçant pas à changer le monde…
Sans illusions et, justement parce que le ciel est vide, prenant le siècle à bras-le-corps…
Quand elle dit cela, quand elle dit qu’elle est « à la fois sans illusions et optimiste », elle parle comme la grande sagesse biblique obsédée, non par la présence, mais par la rareté de Dieu.
Elle parle comme ces rabbins qui, justement parce que Dieu, après avoir créé le monde, s’en est retiré et l’a abandonné, concluent qu’il n’a qu’eux, le monde, pour ne pas se décréer et ne pas tomber en poussière.
Elle est fidèle à cette tradition juive humaniste, universaliste, laïque qui fut celle, en 1925, de cette poignée d’intellectuels qui voulurent votre Université et qui en firent ce lieu de savoir et de morale.
Pour cela aussi, je suis infiniment heureux de lui remettre le prix Scopus 2007.
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