On me dit : « Mais où êtes-vous donc ? Quel rôle tenez-vous dans vos romans ? Et d’où vient que, de livre en livre, vous nous parliez de Benjamin C., de Charles B. — jamais de ce B.-H.L. qui, si vous étiez l’écrivain sincère, authentique, que nous attendons, serait votre sujet ? » Ma réponse c’est qu’il y a des livres « sincères » en effet. Des livres « authentiques ». Une littérature « personnelle » où les écrivains s’affrontent à leur propre biographie. Mais que cette littérature-là est, par principe comme par goût, aux antipodes de ce que je fais. J’aime Stendhal, bien entendu. Je ne déteste ni les classiques ni les versions contemporaines de la tradition dite « égotiste ». Mais, si j’avais à nommer ma famille, s’il me fallait tracer les lignes de ma généalogie, elles passeraient plutôt du côté de Flaubert soufflant à Louise Colet son fameux : « l’expression tue le style » ; de Mallarmé s’instituant le « truqueur », l’« histrion spirituel » de sa propre poésie ; de Kafka notant qu’il est entré en littérature du jour, et du jour seulement, où il a substitué à la pesanteur du «je » l’impersonnelle légèreté d’un « il ». Le fait est là : si je dis « je » dans mes essais, je dis « il » dans mes romans ; si je les écris, ces romans, c’est pour me dérober autant que pour m’exhiber — pour me retirer, me retrancher, autant que pour me « révéler ».

D’ailleurs de quoi s’agit-il ? Quel « je » exhiberais- je ? De quel auteur attendent-ils donc, nos modernes tenants de la littérature à l’estomac, qu’il se révèle et se mette en scène ? Est-ce l’auteur officiel, celui qui signe le livre, qui écrit dans les journaux ? Est-ce l’auteur plus secret, détaché du précédent et des tribulations banales de la banale biographie, dont le Contre Sainte-Beuve nous dit qu’il est le vrai sujet du texte ? Est-ce l’auteur inconscient, replié dans les plis du livre ? Le sujet de l’« expérience intérieure » chère à Du Bos ou Georges Poulet ? Le problème n’est pas posé. Il n’est jamais même évoqué. Ces questions complexes, aux implications diaboliques (qu’est-ce, au juste, que « s’exprimer », se « mettre en scène », etc. ?) nul n’en mesure, apparemment, la portée. Je ne suis pas loin de partager, pour ma part, l’inquiétude que je prête à mon héros : comment l’écrivain s’exhiberait-il puisque, dans le meilleur des cas, il n’est pas la source mais le fruit du livre ? Comment parlerais-je de moi dans mes romans quand je suis le premier stupéfié par ce « moi » que je ne soupçonnais pas et qui finit par me surprendre lorsque le livre est achevé ? « Je » est un effet de texte. L’auteur, le fameux « Auteur », est cet « autre » que le roman, au terme de son parcours, fait advenir et exister.

Circonstance aggravante : non content de m’être absenté du livre, non content de m’en être littéralement abstrait, j’y ai convoqué la bien réelle biographie d’un personnage de l’histoire littéraire — Charles Baudelaire. Et le doute, alors, de s’installer, en forme de question feinte ou de regret cauteleux : faut-il que le roman soit malade, la ressource romanesque exsangue, faut-il qu’un romancier soit à court d’idées et d’imagination pour chercher dans la réalité ce qu’il a pour métier d’inventer ? Passons sur la niaiserie de l’objection. Passons sur la colossale ignorance dont elle témoigne si naïvement (était-il à bout de souffle, ce roman, quand Broch écrivait La Mort de Virgile ; Aragon, La Semaine sainte ; Giono son Pour saluer Melville ?). Je suis convaincu, surtout, que cette intrication de l’imaginaire et du réel, ce devenir-imaginaire de personnages réels, bref cette appropriation et ce traitement de matériaux documentaires sont, mieux qu’un des acquis, un horizon du roman moderne. Comment rendre « réelles » des créatures fictives, se demande-t-on le plus souvent ? Je crois qu’un champ immense s’offrira aux romanciers quand, à cette question, ils substitueront cette autre : « comment rendre fictives, imaginaires, des créatures réelles ? ».

Relire, dans cette perspective, le très beau texte que Michel Foucault consacre à La Tentation de saint Antoine et que cite Danilo Kis dans sa Leçon d’anatomie. Non, dit-il en substance, La Tentation n’est pas un livre de rêves et de délires. C’est un monument de science. Un phénomène de bibliothèque. C’est un ouvrage dont il n’est pas une ligne, un mot, qui n’aient supposé des « lectures », des études, des références subtiles aux Religions de l’Antiquité de Creutzer, ou à tel livre de Mémoires. Et on ne comprend rien à Flaubert, conclut-il, on n’entend rien à l’impression de fantasmagorie que dégagent incontestablement ses livres si l’on ne voit qu’ils sont le fruit du « zèle le plus érudit ». Après Flaubert vient Kafka. Après Kafka, Joyce et Roussel. Après eux, avec eux, tous ces écrivains modernes qui déploient leur onirisme dans le décor de « la bibliothèque assourdie ». Le savoir contre le rêve ? L’ancrage dans le réel, entrave à l’imaginaire ? Allons donc ! Chacun sait que la meilleure manière de rêver n’est pas de fermer les yeux mais de les ouvrir. Chacun sait — depuis Borges au moins — que l’érudition est, non le contraire, mais le comble de la poésie. Baudelaire, bien sûr : l’art ne vient jamais du monde, mais de l’art ; les livres, les vrais, ont leur source dans les livres — et non dans je ne sais quelle « émotion », analphabète et amnésique.

Qu’est-ce qui est « vrai » dans ce cas ? Qu’est-ce qui est « faux » ? Comment démêler dans des romans de ce type la part du « zèle érudit » et celle de son élaboration ? La question, c’est le moins qu’on puisse dire, turlupine les gazettes. Je ne suis pas certain, moi, dans la perspective qui est la mienne, de la trouver si essentielle. Ou, plus exactement, je ne suis pas loin de croire que, c’est l’une des fonctions de ces romans, non de la clarifier, mais au contraire de la brouiller. Hommage à Poe faussant, détournant ses matériaux. Hommage à Kis avouant de fausses sources, inventant de fausses références. Hommage à Borges attribuant à d’autres des textes qui sont de lui — à lui, des textes qui sont à d’autres. Il y a, dans mes Derniers Jours, des mots de Baudelaire que j’intègre à mon récit. Il y a des textes de moi que j’attribue, que je rends à Baudelaire. La raison de ces jeux ? Miner la mince frontière qui partage les deux univers. Faire — car c’est ici, véritablement, le propre du roman — que la différence devienne aussi fragile, indiscernable que possible. Si j’avais écrit une biographie, le réel eût absorbé la fiction. Comme j’ai écrit un roman, c’est la fiction qui, derechef, absorbe, confond le réel.

Ajoutez à ce goût de l’équivoque, à ce plaisir de voir flotter, vaciller la frontière entre les registres, ma conviction non moins profonde que l’art en général (et celui-ci en particulier) ne se porte jamais mieux qu’à l’ombre des contraintes les plus sévèrement affichées. Le roman c’est la liberté, disent-ils. C’est le règne du caprice, de l’improvisation permanente. Et le romancier lui-même devrait, à les entendre, être le premier « égaré » par l’aventure infinie de ses propres créatures. Je crois, bien sûr, à cette part de liberté. Je crois aux mérites, aux charmes de la fantaisie. Mais je sais en même temps qu’à la seconde où il apparaît, aux premiers mots qu’il prononce, la voix du personnage est posée, son destin presque tracé : Fabrice ou Frédéric Moreau peuvent bien jouer avec ce destin, en transgresser les règles tant qu’ils voudront — chacun sent bien que la règle est là et qu’en faisant ce premier pas sur la scène du roman ou de nos têtes ils ouvrent le champ, non du possible, mais bien d’un impossible. Disons qu’en faisant de Baudelaire mon personnage central j’ai radicalisé la chose. Disons que j’ai poussé à sa limite extrême cette impérieuse nécessité de « programmer » un héros. Si l’on écrit des romans c’est pour limiter le règne, non certes de l’imaginaire, mais bien de l’arbitraire.

De là l’extrême importance que j’attache aux questions de « composition ». Je sais que la mode est à des œuvres lâchées, désordonnées. Mieux que la mode, je sais que toute une part du XXe siècle a chanté les vertus de l’œuvre désœuvrée, lacunaire, inachevée — inscrivant dans les blancs de son texte son incapacité à se clôturer. Eh bien au risque de choquer, je vois dans cette tradition la défaite moderne du roman. Je lis dans ce renoncement aux exigences de ce que Musil ou Broch appelaient la « grande forme », la pire des démissions. Et je place l’ambition de La Mort de Virgile, la polyphonie des Somnambules ou des Irresponsables, le rêve totalisant de L’Homme sans qualités ou de Finnegan Wake infiniment plus haut que tous les livres éclatés, en miettes, allant au gré du hasard ou d’une prétendue « inspiration » que produit depuis trente ans la petite secte blanchotienne. Composition donc. Orchestration. Intégration de tous les éléments, de toutes les séquences fictives ou réelles dans une architecture unique. On s’est étonné çà et là de ma fidélité caricaturale à un certain nombre de procédés formels qui vont de la symétrie des narrations à la variation réglée des styles, en passant par la longueur quasi constante des paragraphes et des chapitres : il est vrai que je me sens plus proche de Raymond Roussel que d’Alberto Moravia et que je crois, en ces matières, à l’extraordinaire puissance, fécondité de la technique.

Les romanciers n’aiment pas la technique. Ils n’aiment pas en parler. Ils n’aiment pas la montrer. Et c’est probablement même l’un des poncifs les mieux ancrés dans le néo-romantisme ambiant : un roman peut être fabriqué, composé, il peut obéir aux règles de l’algèbre romanesque la plus sévère — la règle des règles c’est que cela ne se voie, ne se repère à aucun prix. Eh bien je n’en suis pas si sûr là non plus. Je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas, mieux qu’une fécondité, une beauté de l’artifice. Et ce qui m’apparaît clair, en tout cas, c’est l’indécrottable naïveté de ceux qui vont nous chantant l’impalpable magie des vrais romans réussis — malheur, selon eux, à qui livrerait ses secrets, accueillerait le lecteur dans son laboratoire et éventerait, ce faisant, tout l’indicible charme du chef-d’œuvre. Relire Roussel ici aussi. Relire Genèse d’un poème, cet admirable texte où Poe, loin de désenchanter les vers dont il révèle le procédé, les rend plus mystérieux encore. Relire ces innombrables récits borgésiens qui livrent ou prétendent livrer, en même temps qu’une intrigue, son envers ou sa trame. Le romancier est un faussaire qui, lorsqu’il avoue ses crimes, les rend plus vertigineux encore ; les grands romanciers sont ceux qui, lorsqu’ils intègrent à leur récit l’évidence de sa technique, n’arrêtent pas le roman mais le relancent.

Un dernier mot à propos de ce qu’on a pu appeler la dimension « idéologique » de mes livres. Ce Baudelaire n’est pas un essai. Et rien ne m’est plus étranger que le « récit d’idées » à la manière de Sartre par exemple. Reste qu’il y a des idées dans ce livre. Peut-être même des thèses. Reste que tous les écrivains dont je me réclame sont aussi des romanciers qui ont tenu, pour leur part, à croiser les exigences du discours à celles de la fiction. Réflexion sur la littérature chez Broch. Sur la musique, dans Le Docteur Faustus de Thomas Mann. Rôle initiateur, voire initiatique, dans La Recherche, d’un discours sur la critique. Et puis étrangeté de ce Jean Santeuil que Proust imaginait comme un essai — et de ce Contre Sainte-Beuve qu’il présentait comme un roman. Guy Scarpetta a souligné la fonction « intégratrice » de ces grandes fictions. Il a dit leur fabuleux pouvoir d’avaler en quelque sorte tous les styles de discours — notamment philosophiques — qui pouvaient les concurrencer. Je crois, moi, la limite de plus en plus invisible qui sépare l’essai du roman. Il ne vaudrait pas une heure de peine, ce roman, s’il ne s’y agissait aussi d’interroger le monde et son destin.

Deux conditions pour cela. La première : qu’aucune « idée » n’y entre sans être romanesquement enchâssée ; les pires « romans à idées » sont ces récits prétendument « picaresques » qui, sous prétexte de « dix-huitiémisme », interrompent le fil de l’intrigue par des digressions philosophiques ; les bons romans à idées sont ceux qui, coulant leurs thèmes dans la pâte du récit, en font l’un des ressorts, des suspens romanesques essentiels. La seconde : que jamais « thèse » ne vienne sans être, comme dit Kundera, aussitôt « relativisée » ; c’est la raison pour laquelle, dans mes romans, il n’y a pas de personnage central qui incarnerait cette thèse, défendrait sa vérité et s’en ferait, non l’histrion, mais le pompeux porte-drapeau ; c’est la raison pourquoi j’aime ces constructions à plusieurs foyers, ces récits à plusieurs voix, oïl aucune vérité ne s’affirme sans être recouverte, démentie par la vérité du narrateur suivant. Affirmer sans relâche ces principes. S’y tenir coûte que coûte. C’est à ce prix que l’on sortira enfin du faux débat — de la vraie impasse — qui oppose depuis trente ans la lourdeur du roman « engagé » à la « gratuité » d’une littérature prétendue pure.


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