Voilà une guerre sans images.

Voilà une guerre où, comme à Sarajevo, au Kosovo, à Timor, on tape, en priorité, sur les civils.

Voilà une guerre où, quand on sait qu’une action dite « terroriste » est partie de tel village, on décide de raser le village – quitte, comme à Sarajevo, à laisser immédiatement entendre que ce sont les victimes elles-mêmes qui se sont envoyé le Scud sur la tête (Vladimir Poutine, Le Figaro, 2 novembre).

Voilà une guerre que l’on ne craint pas de nous présenter (le même Poutine, dans le journal tchèque Pravo) comme une guerre « totale », ou une « guerre d’anéantissement », ou, plus précis encore, une guerre où il s’agit de « détruire tout ce qui est en âge de porter une arme ».

Voilà une guerre où trois cent cinquante mille hommes, femmes, enfants, soit la moitié d’une population saignée à blanc par les cent mille morts de la première guerre de 1994-1996 et déjà, avant cela, par les exterminations staliniennes, ont dû fuir leur maison pour aller s’entasser – quand, du moins, l’armée russe ne bloquait pas les routes – à la frontière de l’Ingouchie, dans des camps.

Voilà une très sale guerre dont le responsable, Poutine donc, ex-kagébiste reconverti dans la politique, promet – et il paraît que, à Moscou, ce type de langage plaît – qu’il ira chercher l’ennemi pour le « buter jusque dans les chiottes ».

Voilà une guerre où, en attendant les chiottes, et histoire de ne pas perdre la main, on bombarde les marchés (137 morts, le 22 octobre), les maternités (27 morts, le même jour) ou, comme vendredi dernier, sur la route Rostov-Bakou, une colonne de réfugiés (50 morts selon Grozny).

Voilà une guerre qui, selon la presse russe, servirait de « laboratoire d’essai pour armes nouvelles » (Nouyé Izvestia) et pourrait se conclure par des « frappes nucléaires » (Argoumenty i Fakty) – mais on ne néglige pas, pour autant, les bonnes vieilles méthodes des guerres de proximité : tortures, armes blanches, corps affreusement mutilés (Le Monde, 18 octobre) ramenés, pour l’exemple, sur un pont du Terek.

Voilà une guerre où l’on coupe l’électricité, l’eau, le chauffage dans les hôpitaux et où les blessés, faute de traitement, meurent comme des chiens – normal ! le président Eltsine, dans un de ses jours de lucidité, a dit que les Tchétchènes étaient des « chiens enragés »…

Voilà une guerre qui prétend faire échec aux « bandes islamistes armées », alors que, comme en Afghanistan, elle ne peut, par ses méthodes, que pousser les gens au désespoir et les jeter dans les bras desdites bandes – en l’occurrence, Chamil Bassaev et ses alliés, les « wahhabites » preneurs d’otages, minoritaires avant la guerre mais en train, avec la guerre, de prendre clairement le pas sur le président modéré Maskhadov.

Voilà une guerre menée avec un cynisme sans précédent : ne dit-on pas ouvertement, à Moscou, qu’elle a été programmée dans le seul but de faire de Poutine, ce boucher, un président ?

Voilà une guerre menée par la Russie, mais financée par l’Occident, oui, oui, par l’Occident ou, tout au moins, par le FMI – car avec quel argent croit-on que s’achètent les hélicoptères d’attaque Ka-50 ou les nouveaux Mig-29UB7 ? et faut-il être grand économiste pour comprendre que, même si c’est un « autre » argent qui sert à acquérir ces nouvelles armes, le « nôtre » sert à payer ce que l’« autre » ne paie plus et, ceci compensant cela, les choses reviennent au même ?

Cette guerre que nous finançons, pourquoi ne l’arrêtons-nous pas ? Pourquoi, puisque nous payons, ne pas dire à cet État mendiant qu’est devenue la Russie : « bas les pattes en Tchétchénie ! plus un sou tant que vous bombarderez Grozny » ? Parce que la Russie fait peur. Elle faisait peur du temps de sa puissance. Elle fait encore plus peur au temps de sa déchéance. Et le droit international s’arrête, il faut croire, à l’exacte frontière de nos hantises, de nos peurs.

Voilà une guerre nouvelle, mais j’ai l’impression de répéter, mot pour mot, ce que j’écrivais au moment de la Bosnie, et du Kosovo, et même, d’une certaine façon, de Timor.

Voilà une situation inédite, mais je me sens, comme le lecteur sans doute, saturé d’horreur, de rage froide, de honte face à cette démission collective, de colère impuissante. Et pourtant…


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