Les quarante-cinq morts de Racak ont-ils été placés là, en une mise en scène macabre, par les militants kosovars de l’UCK ? Sommes-nous en présence, autrement dit, d’un remake balkanique de Timisoara ? Tout est possible, évidemment. Et peut-être, quand ces lignes paraîtront, la preuve en aura-t-elle été apportée. On me permettra néanmoins d’observer, à l’intention de ceux que la nouvelle emplit déjà d’une indécente satisfaction, que cette manipulation, même avérée, ne changerait rigoureusement rien aux données politiques d’un problème qui se pose, depuis sept ans, dans les mêmes termes et que seule notre formidable capacité d’amnésie a pu si vite ignorer (il fallait cinquante ans pour effacer les leçons du passé, aujourd’hui sept ans suffisent !). Il y a un belligérant dans les Balkans : Slobodan Milosevic. La Serbie, tant que ce belligérant y régnera, restera un État « belligène ». Et la guerre, donc, continuera, la sale guerre – avec son cortège de massacres, de villages incendiés, et peut-être, l’UCK étant ce qu’elle est, de machinations comme celle de Racak.

Que faire alors ? Comment enrayer un processus où on a le sentiment, chaque jour ou presque, de gravir un pas de plus dans l’échelle de l’odieux ? En allant au bout de l’évidence. En tirant, plus que jamais, les conséquences de l’équation Milosevic. En traitant Milosevic, autrement dit, comme il aurait dû être traité dès le premier jour de la guerre de Bosnie. Pas en partenaire, en incendiaire. Pas en interlocuteur, en criminel. À l’époque, déjà, les Occidentaux disaient : « attention ! la ligne jaune, c’est le Kosovo ! nous n’intervenons pas à Sarajevo, mais que les Serbes s’avisent de toucher au Kosovo et nous interviendrons. » Les Serbes, depuis deux ans, touchent au Kosovo. Ils le mettent à feu et à sang. Peut-être est-ce difficile à entendre au moment où les médias ne sont pleins que de l’abominable soupçon. Mais justement. C’est le moment ou jamais de se rappeler. Quels que soient les doutes, quelles que soient les méthodes douteuses de telle ou telle fraction de l’Armée de libération du Kosovo, il n’y aura d’issue à cette guerre que le jour où les Occidentaux se décideront, mutatis mutandis, à considérer Milosevic comme ils ont, à la fin, traité Saddam Hussein : en fauteur de guerre, en adversaire.

L’indépendance, alors ? Oui, bien sûr, l’indépendance. Il y a deux raisons de vouloir l’indépendance d’un pays. La terre et les morts, le droit des petites nations, la mémoire hystérisée, brandie comme un argument, les racines : ce nationalisme-là, rendu à lui-même, ne vaudrait guère mieux, bien entendu, que le nationalisme serbe. L’indépendance comme légitime défense, la terre brûlée et les morts au quotidien, un pays cassé, une capitale écrasée sous la botte d’un pays totalitaire et le droit, quand il n’y a plus d’autre recours, de s’en aller, de faire sécession : ce droit-là, en revanche, est sacré ; c’est notre devoir de le faire respecter ; les Serbes eux-mêmes ne font-ils pas, d’une certaine façon, sécession de la Serbie quand ils émigrent, par centaines de milliers, pour échapper à un État dont ils sont aussi les victimes? Il faut se résoudre, oui, comme Ibrahim Rugova lui-même, et ne serait-ce que pour empêcher la montée en puissance des extrémistes, à l’indépendance du Kosovo.

Au risque de déstabiliser la région ? Au risque de précipiter la naissance d’une « grande Albanie » qui rassemblerait en un même État tous les Albanais de la région ? C’est l’obsession des Occidentaux. Leur hantise. Mais cette hantise est peut-être un fantasme. Pour l’heure, en effet, les observateurs sérieux ne sont sûrs que d’une chose. La grande indifférence des Albanais d’Albanie à l’endroit de leurs « frères » kosovars : non pas frères ennemis, certes, mais frères inconnus, frères dont la nuit communiste a fini de les séparer et avec lesquels ils n’ont, au fond, pas parlé pendant cinquante ans. La solidarité, en revanche, des Albanais de Macédoine – mais infiniment moins radicale qu’on ne le dit : aides, bases arrière, armes, mais pas encore, pour le moment, de réel projet d’unification. Et quant aux Kosovars eux-mêmes, lorsqu’ils fuyaient par dizaines de milliers, l’été dernier, leurs villages incendiés, le fait est qu’un quart d’entre eux allaient se réfugier chez ces cousins macédoniens – mais les trois autres quarts préféraient aller au Monténégro, qui fait partie de la Serbie… !

Qu’un Kosovo indépendant doive veiller, le jour venu, aux droits de la minorité serbe, cela va de soi. Et sans doute faudra-t-il même, pour l’occasion, inventer des procédures politiques ingénieuses : libre accès aux lieux de culte pour les Serbes, libre passage entre les deux pays, double citoyenneté. Mais, de grâce, ne laissons pas l’universel Spectacle faire qu’un éventuel Timisoara éclipse tous les charniers de cette guerre atroce. Ne laissons pas les « M. de Norpois » des chancelleries occidentales imposer leurs idées simples, paresseuses, reçues sans examen ni débat. Elles aussi, mine de rien, sèment le désespoir et la mort.


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