Pour qui en aurait assez de l’affaire des tribunaux ségolutionnaires, pour ceux de mes lecteurs qui auraient le sentiment de m’avoir suffisamment entendu faire l’éloge de Dominique Strauss-Kahn et pour tous ceux qui, enfin, ont compris que la France n’est plus exactement le nombril du monde, quelques mots d’une autre élection dont on parle bizarrement moins : l’élection américaine dite de « mid term » qui doit, le 7 novembre prochain, renouveler le Congrès, la moitié du Sénat et la totalité des gouverneurs des Etats.
La première remarque – mais elle va quasiment sans dire – c’est que s’il y a bien, dans le monde d’aujourd’hui, une élection vraiment mondiale, s’il y a une élection dont dépend rien moins que la paix et la guerre entre les nations, s’il y a une élection où se joue l’avenir du Proche-Orient, celui de l’Iran et de ses futurs arsenaux, celui de l’Europe et de sa monnaie, de la France et de sa prospérité, s’il y a une bataille politique où se décide jusqu’à l’avenir le plus concret, le plus physique, de la planète (cf. le Protocole de Kyoto et le refus, par Bush, de le ratifier), c’est bien cette élection américaine.
La seconde – qui tient à la singularité de son mode de scrutin – c’est que cette élection mondiale est aussi une élection locale. Mieux : du fait de ce fameux système des « swing states » qui voit dépendre les majorités présidentielles et, aujourd’hui, législatives de menus glissements de voix dans une poignée d’Etats à l’opinion incertaine mais à l’horizon pour le moins limité, la plus mondiale des élections du monde, celle où se tranchent, encore une fois, les choix les plus brûlants et les plus planétaires du moment, est aussi la plus régionale. Effet papillon, si l’on veut. Equivalent politique de la loi énoncée par les théoriciens du chaos et qui veut qu’un battement d’ailes de papillon au Brésil puisse déclencher un tremblement de terre à Kobé. C’est ainsi. Nous en sommes là. La décision de quitter ou non l’Irak, le type de sanctions opposé à l’Iran d’Ahmadinejad, le maintien de l’alliance avec le Pakistan ou le rééquilibrage en faveur de l’Inde, la guerre antiterroriste, la question de savoir s’il s’agit bien d’une guerre et contre qui, le règlement ou pas de la question palestinienne, la politique commerciale vis-à-vis de la Chine, tout cela va se jouer sur une petite phrase d’un ancien joueur de foot black en Pennsylvanie, sur la question du mariage gay dans le Sud Dakota ou les deux Carolines, sur la crédibilité des promesses faites à tel lobby d’agriculteurs de l’Ohio ou sur les réactions de la frange la plus pieuse de l’électorat cubain aux frasques homosexuelles d’un élu de Floride sans importance collective.
Et puis ma troisième remarque, enfin, c’est que tout le monde, en France et en Europe, fait comme si Bush et les siens étaient le visage même de l’Amérique. Tout le monde – c’est même le lieu commun le plus couru dans la plupart des commentaires sur l’Amérique contemporaine – fait comme si les États-Unis étaient submergés, que dis-je ? emportés par un courant conservateur aussi profond qu’irrésistible et qui serait, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, la tendance lourde de l’époque. Or la vérité n’est pas celle-là. La vérité, si l’on prend les choses de haut et, surtout, dans la longue durée, la vérité, si l’on veut bien changer de perspective et ne plus juger de ce grand pays à la seule aune de ses humeurs récentes, la vérité, donc, c’est que la vraie tendance lourde des quarante dernières années, le vrai mouvement de fond, celui qui a changé le visage de l’Amérique en général et celui du Sud en particulier, c’est la révolution des droits civiques, la bataille pour l’égalité des minorités et des Noirs, le triomphe de la liberté des mœurs et des corps, la victoire, en un mot, non seulement de Martin Luther King, mais de la révolution idéologique des sixties. Et la vérité c’est donc que Bush, face à cela, face à la métamorphose d’un pays passé, en moins d’un demi-siècle, du Ku Klux Klan à l’antiracisme d’Etat, face aux acquis irréversibles, par exemple, des luttes féministes et d’un droit à l’avortement auquel les femmes américaines ne renonceront plus à aucun prix – la vérité c’est que Bush et la « lame de fond conservatrice » supposée noyer le pays risquent d’apparaître assez vite, face à tout cela, pour ce qu’ils sont : une péripétie ; un effet de surface ; un moment, juste un moment, de recul dans une longue histoire qui est celle d’une révolution démocratique réussie ; un combat d’arrière-garde ; un baroud d’honneur ; le dernier sursaut de la Bête qui sait qu’elle a perdu et qui joue son va-tout. Ma troisième remarque est un pari : que le reflux est amorcé ; que ce n’est même pas un reflux puisqu’il n’y avait pas, à proprement parler, de vague ; et que les Démocrates, pour cette raison au moins, l’emporteront le 7 novembre et commenceront de limiter, pour les deux ans qui restent, la liberté de manœuvre de la Maison-Blanche.
Je reviendrai vite aux élections françaises. Je reviendrai sur les raisons pour lesquelles les jeux électoraux me semblent, dans notre pays aussi, loin d’être faits. Mais voilà. C’étaient, en attendant, les dernières nouvelles de la plus ancienne, de la plus vivante, des démocraties du monde.
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