Je couvre cette guerre depuis deux ans et demi.

Je lui ai consacré des films, pas un, des, au plus près du terrain et des combats.

J’étais, au moment même où il préparait sa stupéfiante offensive sur Koursk, auprès du général en chef ukrainien Syrsky, et, si je n’ai rien deviné de ce qui se tramait, je n’en ai, quelques jours plus tard, quand la chose fut annoncée, pas été très étonné.

Pourquoi ?

Parce que l’armée ukrainienne, quoi qu’en disent les défaitistes occidentaux, est vaillante et mobilisée ; parce qu’elle sait, comme disait Frank Capra en 1942, pourquoi elle combat ; parce qu’elle est commandée par des généraux dont les coups de maître seront enseignés dans les écoles de guerre du futur ; et parce que l’armée russe, en face, est une armée décomposée, peu ou pas équipée, dont les hommes vont au combat avec un fusil dans le dos et qui, quand ils le peuvent – cela aussi, je l’ai filmé –, préfèrent se rendre aux Ukrainiens plutôt qu’obéir aux bouchers galonnés qui s’en servent comme d’une chair à canon.

Les Russes peuvent bien, pendant ce temps, grignoter quelques centaines de mètres à Pokrovsk. Je connais, aussi, Pokrovsk. J’ai filmé ses mines de charbon. J’ai passé du temps, plusieurs fois, au fil de mes trois séries de tournages, avec ses habitants. Et je sais qu’il faudra à Poutine, comme hier à Bakhmout, ou comme aujourd’hui à Chasiv Yar dont il n’est toujours pas venu à bout après un an de combat, des mois de pilonnage pour y remporter une maigre victoire.

Ils peuvent aussi, comme ils l’ont encore fait ce week-end, lancer leurs redoutables bombes planantes, à l’aveugle, sur la ville universitaire de Kharkiv et faire, chaque fois, un carnage. Ou terroriser les enfants de Kyiv en tentant, à quelques heures de la rentrée scolaire, de bombarder les écoles maternelles et les lycées. C’est du terrorisme, pas de la guerre. C’est l’arme des lâches, pas de soldats dignes de ce nom. Et ce n’est pas comme cela – tous les observateurs, familiers du terrain, le répètent depuis deux ans et demi – que l’on gagne une guerre.

Conclusion : la Russie ne peut pas gagner.

L’Ukraine, réciproquement, ne peut pas perdre.

Et cette guerre atroce ne peut se terminer, comme toutes les guerres de cette sorte depuis l’Antiquité, que par une franche défaite de ceux qui l’ont déclenchée, c’est-à-dire, en la circonstance, du Kremlin.

Quand ? Après combien de morts encore, et de dévastations ? C’est, désormais, la vraie question. Et la réponse est entre nos mains.

Ou bien nous poursuivons le jeu pervers qui dose nos livraisons d’armes en faisant qu’elles permettent aux Ukrainiens de résister, mais pas de l’emporter.

Et, quand, après des mois d’atermoiements, nous finissons par nous exécuter, nous veillons à les brider, à en limiter la portée et à faire qu’elles ne puissent pas aller jusqu’à neutraliser, en terre russe, les lanceurs de missiles qui sèment la mort à Kyiv et Kharkiv.

C’est la ligne des munichois européens.

C’est celle des munichois américains, rangés derrière Jake Sullivan, conseiller à la Sécurité nationale.

Et la conséquence est inévitable : encouragement donné aux navires chinois qui croisent déjà au large des Philippines ou de Taïwan et concluront de notre indulgence qu’ils peuvent impunément étendre à de nouveaux fronts la troisième guerre mondiale, partout en gestation – et, pour l’heure, éternisation des combats ; permis donné au Kremlin de continuer de tuer ; et les morts s’ajouteront aux morts dans la « pyramide de martyrs » de René Char.

Ou bien nous écoutons ceux qui ont vu les deux armées se faire face.

Nous nous souvenons de ce moment, il y a plus d’un an déjà, où un bataillon de bandits, mené par Prigojine, entama une marche sur Moscou que rien ne semblait arrêter.

Nous prêtons également l’oreille aux craquements qui se font entendre jusque dans les appareils de pouvoir à Moscou : tous unis, vraiment, derrière l’autocrate qui a perdu la main ? tous prêts à mourir pour un homme dont on découvre enfin qu’il est un piètre joueur d’échecs, un stratège englué dans les schémas du passé ? et personne, dans les chaînes de commandement, pour s’opposer, le cas échéant, au dictateur devenu fou et mué en Docteur Folamour ? on commence à voir, en Russie, que le roi est nu… on commence à réaliser qu’il est incapable, aujourd’hui à Koursk, demain ailleurs, de protéger les siens et leurs intérêts…

Si tel est le cas, si l’on comprend que la Russie n’est forte que de notre faiblesse, il faut faire le pari inverse.

Il faut, contre une guerre certaine et qui n’en finit pas, travailler à cette paix possible que veulent les Ukrainiens et qui sera celle de la justice et du droit.

Et il faut, pour cela, non seulement leur apporter les armes qu’ils demandent mais les autoriser à s’en servir comme ils l’entendent et comme le prescrit le principe de légitime défense.

Porter le fer chez l’ennemi, celui des Ukrainiens et le nôtre : c’est, désormais, l’urgence.


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