Pauvre Grèce !

Il fut un temps, celui du mouvement philhellène, au début du XIXe siècle, où, de Chateaubriand au Byron de Missolonghi, de Berlioz à Delacroix, à Pouchkine ou au jeune Victor Hugo, tout ce que l’Europe comptait d’artistes, de poètes, de grands esprits, volait à son secours et militait pour sa liberté.

Nous en sommes loin aujourd’hui.

Et tout se passe comme si les héritiers de ces grands Européens ne trouvaient rien de mieux à faire, alors que les Hellènes ont à livrer une autre bataille contre une autre forme de décadence et de sujétion, que de les houspiller, de les stigmatiser, de les jeter plus bas que terre et, de plan de rigueur imposé en programme d’austérité qu’ils en sont réduits à enregistrer et à appliquer, de les dépouiller de ce principe même de souveraineté qu’ils ont, naguère, inventé.

Telle est la substance de ce que je suis venu rappeler, ce mercredi, au Mégaron d’Athènes, ce centre culturel gigantesque, au coeur de la ville, où quelque six cents jeunes et moins jeunes gens sont venus nous écouter, Jean-Marie Colombani et moi-même, parler, en principe, de la Libye mais, très vite, en réalité, de la Grèce.

Honte, dis-je, à votre classe politique insouciante, pour ne pas dire irresponsable, qui s’est, depuis des décennies, avec votre complicité, vautrée dans le clientélisme, puis servie de l’euro comme d’une machine à créer de la richesse fictive et de la rente.

Honte à ce parti néonazi, Aube dorée, qui est en passe d’attirer, selon les sondages, de 10 à 15 % de votre électorat et qui, avec son racisme affiché, sa nostalgie à peine déguisée de la croix gammée et du salut nazi, son goût de la violence, son culte du sang et du sol, son antisémitisme à tendance négationniste, son natalisme, est un crachat au visage de la Grèce de Platon, de Démosthène ou des résistants à la dictature des colonels.

Mais honte aussi à cette Europe sans coeur et bancocrate qui administre ses remèdes comme on fait boire la ciguë et qui est en train d’inventer, dans le pays qui fut le lieu de naissance de la démocratie et de ses valeurs, un modèle politique, il faudrait dire antipolitique, qui n’a pas encore vraiment de nom mais que certains, ici, n’hésitent pas à caractériser comme un régime de “colonisation par la dette”…

Si la Grèce peut, comme on l’en menace à tout bout de champ, finir par sortir de l’Europe ?

Tout le monde peut toujours sortir de tout, naturellement.

Les Grecs eux-mêmes, aveuglés par de mauvais bergers ou par leur propre passion populiste, peuvent décider de cette fuite en avant.

Et d’ailleurs un tiers du pays, revenu à l’économie de subsistance et au troc, est déjà, dans les faits, sorti de l’euro.

Mais que le mouvement s’amplifie, qu’il aille au bout de cette logique folle où l’on a parfois le sentiment que le remède est à peine moins pire que le mal, que la Grèce devienne, pour de bon, cette Iphigénie sacrifiée sur l’autel d’une Austérité révérée partout, et sans nuances, comme une nouvelle et terrible idole, que la conjonction de la démagogie à l’intérieur et de l’arrogance à l’extérieur, de la germanophobie d’un côté et de la suffisance technocratique de l’autre, fasse qu’elle finisse, en un mot, par revenir à la drachme – et ce sera, non seulement pour les Grecs mais pour le monde et, en tout cas, pour l’Europe, non un allègement mais une aggravation tragique de la crise.

Car qu’est-ce, au fond, que l’Europe ?

C’est une idée avant d’être un marché.

Ce n’est, plus exactement, un marché que parce que c’est, d’abord, une idée.

Et elle est, cette idée, nouée dans le triple fil de l’esprit de Rome, de Jérusalem et d’Athènes.

Que l’un de ces trois fils soit tranché et c’est l’âme de l’Europe qui se perdra.

Que l’une de ces trois composantes vienne à manquer et c’est l’Europe comme civilisation et culture qui s’effondrera.

On a vu ce qu’il en a coûté de tenter de l’amputer de sa part juive ; on sait ce qu’a failli lui coûter le projet – qui était aussi, quoique dans une moindre mesure, celui du paganisme nazi – d’obstruer sa voie romaine ; eh bien, toutes proportions gardées, et sans comparer l’incomparable, tarir la source grecque de l’Europe, nous séparer de cette aube grecque où naissent quelques-uns des principes fondateurs de notre vivre ensemble républicain, pourrait bien être le nouveau projet de ceux que Nietzsche appelait déjà les mauvais Européens – et un désastre s’ensuivrait, non seulement économique mais moral, dont la crise actuelle ne serait alors que l’avant-goût.

On peut tourner le problème dans le sens que l’on voudra.

On ne joue pas avec les symboles ni, encore moins, avec la mémoire des peuples.

Avec ses 3 % du PIB européen, la Grèce est plus essentielle à l’Europe que certains des pays qui lui dictent sa loi.

À bon entendeur salut : seuls les comptables et les amnésiques peuvent ignorer cette vérité.


Autres contenus sur ces thèmes