Je partage, dans une très large mesure, ce qui vient d’être dit par mes deux amis – par Alain Finkielkraut et par Jean-Claude Milner. Et je partage notamment le diagnostic et le pronostic si sombre que vient d’énoncer Jean-Claude Milner. Je crois, moi aussi, que nous assistons à une nouvelle, étrange, et très spectaculaire mondialisation de l’antisémitisme. J’en ai fait l’expérience, très personnellement, très subjectivement et très directement, de manière toute récente, lorsque mes pas, et le chemin de mon travail, m’ont conduit, non pas dans le monde arabe, mais plus à l’est, dans l’Asie musulmane, notamment au Pakistan, sur les traces de ce journaliste américain, et juif, décapité parce que américain et surtout juif, Daniel Pearl. J’ai touché là du doigt comment, jusque chez des hommes qui n’ont, du judaïsme, du corps des juifs et de leur nom, qu’une expérience parfaitement abstraite et de ouï-dire, comment, chez ces gens, cette machine à enflammer la passion, à structurer l’imaginaire, à sceller le rapport au réel et à fabriquer de la communauté, peut fonctionner d’une manière tout aussi foudroyante qu’en Europe ou dans le monde arabe.

Donc je ratifie cette analyse sur ce devenir-monde, cette mondialisation spectaculaire et récente, de l’antisémitisme. Je la ratifie à cause et au nom de Daniel Pearl. Je la ratifie à cause, et au nom, de cet événement d’importance énorme, mondiale, que fut la conférence de Durban. Vous vous souvenez de ces jours qui ont précédé de quelques heures, de quelques jours, l’attentat du 11 Septembre, et où on vit la planète entière, et notamment la planète des humbles, des exclus de la mondialisation, rassemblée pour, en principe, dénoncer toutes les formes de servitude, de racisme et d’oppression contemporaines. Et vous vous rappelez comment ces humbles, ces rescapés des grands massacres de la fin du XXe siècle, ces victimes oubliées et doublement, triplement, infiniment piétinées et bafouées, sont venus s’entendre dire qu’il n’y avait plus désormais qu’une victime intéressante au monde : la victime palestinienne ; qu’un criminel digne d’intérêt et de condamnation : le criminel sioniste ; et qu’une idéologie à combattre de toute son âme, de toutes ses forces : le sionisme. Donc mondialisation de cette machine-là. Et en France, évidemment, effet de cette mondialisation : là encore, les choses vont extrêmement vite ; là encore, c’est l’éternelle histoire de cet antisémitisme français qui ne cesse, d’âge en âge, de modifier son visage, de réinventer ses systèmes de légitimité, de refondre ses codes. On l’a connu catholique, reprochant aux juifs d’avoir tué le Christ. On l’a connu fidèle aux mots d’ordre des Lumières, leur reprochant au contraire de l’avoir inventé. On a connu un antisémitisme anticapitaliste, qui leur faisait grief d’être les alliés des riches, des puissants, des ploutocrates. On a connu un antisémitisme raciste qui leur faisait reproche de corrompre, par leur être même, les races pures de l’Europe. On assiste aujourd’hui à la mise en place, à la mise en forme, au triomphe, à l’extension, d’un nouvel antisémitisme, qui recycle tous les énoncés anciens dans un nouveau système de légitimation, un nouveau système d’acceptabilité, qui reprend les énoncés interdits en les intégrant dans un dispositif dont la seule nouveauté est qu’au lieu de dire juif, on dit désormais Israël ; au lieu de dire « sale juif » on dit « Tsahal juif » ; actualité sinistre du mot terrible de Bernanos qui disait après la guerre, dans Le Chemin de la Croix-des-Ames, qu’Hitler avait déshonoré le mot d’antisémitisme. Mot terrible, oui, mot atroce, parce qu’il sous-entend que l’antisémitisme avait son honneur, et que l’hitlérisme l’aurait déshonoré. Mais c’est bien ainsi, hélas, que les choses ont l’air de fonctionner. Comme si ce néo-antisémitisme, sachant que les discours dont il se nourrissait sont en effet déshonorés, proscrits, invalidés, leur rend une validité à travers de nouvelles machines discursives.

Pour les États-Unis, je partage aussi ce qui vient d’être dit par Jean-Claude Milner. Je crois moi aussi que les relations entre Israël et les États-Unis ne sont pas scellées dans ce béton, ce marbre, de l’amitié éternelle que pourraient croire certains naïfs. Il y a une nouvelle ou, plutôt, un tout petit roman d’un grand écrivain suisse-allemand, Friedrich Durrenmatt, qui s’appelle La Visite de la vieille dame, et qui est une fable assez extraordinaire sur la condition humaine en général mais aussi, en particulier, sur le type de machinerie qui est en train de se mettre en place et qui pourrait, si nous n’y prenions garde, aggraver encore davantage la solitude d’Israël. Dans La Visite de la vieille dame, Durrenmatt met en scène un village qui n’est pas un village planétaire mais qui pourrait l’être et qui voit revenir une vieille dame qui est une enfant du village, qui est née là, qui est partie, qui a fait sa vie ailleurs et qui revient au village pour dire à ses anciens concitoyens et voisins : « écoutez ! je suis devenue très riche, vous êtes très pauvres, vous avez de gros soucis, vous avez des problèmes d’approvisionnement pétrolier, vous avez des problèmes d’approvisionnement en matières premières, vous n’avez plus rien, vos commerces ferment les uns après les autres, mais je peux vous arranger tout ça et je ne vous demande, en échange, qu’une chose : il y a parmi vous, dans le village, un homme que j’ai connu il y a longtemps, j’étais une jeune fille, il m’a porté un tort considérable, il m’a fait un enfant, il m’a abandonnée, il a failli ruiner ma vie, il a été d’une méchanceté, d’une cruauté, qui m’ont hantée toute ma vie, je demande sa tête, juste sa tête, vous me donnez la tête de cet ancien jeune homme devenu un gros commerçant repu et vous verrez, tout ira bien, la prospérité reviendra, il n’y aura plus le moindre souci pour aucun d’entre vous. » Et le village, alors, de se récrier : « c’est affreux ! c’est abominable ! cette femme est une sorcière ! comment ose-t-elle ? comment peut-elle ? pauvres mais dignes, nous sommes ; pauvres mais dignes, nous resterons ; hors de question de céder au chantage, c’est non ! » Les heures passent. Les jours passent. La vieille dame dit : « ce n’est pas grave, je m’installe, il y a là une petite auberge, ça me va, ça me rappellera mon enfance, c’est très bien, je vais j’attendre tranquillement et on verra. » Le temps passe, donc. Et petit à petit, le boulanger vient la voir : « oui, finalement ; vous n’avez pas complètement tort ; ce type est un salaud ; ce qu’il vous a fait est impardonnable ; pourquoi est-ce que le village paierait, au fond, pour ce salopard ? » Puis le cordonnier, sur le même ton. Puis le garagiste. Puis, petit à petit, le village tout entier qui se dit et vient dire à la vieille dame : « mais oui, après tout, pourquoi est-ce qu’on serait tous punis ? pourquoi est-ce qu’on paierait tous pour cet ignoble individu ? est-il pensable que sur ce seul-là, sur ce nom d’un seul, repose tout notre sort ? » Et voilà que, de proche en proche, la vieille dame entend la clameur qui monte des profondeurs du village, une clameur de bonne conscience, une clameur lyncheuse et de vengeance : « sauver le village ; il faut sauver le village ; et si cela se fait en échange d’un, d’un seul, qui, après tout, n’est pas un saint, qui est même un criminel, qui a fait quelque chose d’atroce, où est le mal ? » Et c’est ainsi qu’à la toute fin, l’ancien jeune homme, qui est devenu un vieux monsieur, qui s’est presque convaincu lui- même de sa propre vilenie, qui s’est convaincu de l’obstacle qu’il représente pour le futur de son village, n’attend même pas que la foule vienne le lyncher et se suicide.

Eh bien, moi qui suis souvent aux États-Unis, qui y passe une partie de mon temps, je ne pense pas qu’on en soit encore au village de Durrenmatt, mais enfin, j’entends de plus en plus nettement monter une rumeur qui ressemble à celle-là. Bien sûr, demeure une fidélité fondamentale à Israël. Bien sûr, il y a l’accord avec les chrétiens fondamentalistes et les néo-conservateurs. Mais n’y a-t-il pas, même là-bas, même aux États-Unis, de plus en plus de gens pour se dire que le monde tournerait beaucoup plus rond, que la paix mondiale connaîtrait peut-être un nouveau souffle, et de longue durée, que la fin de l’Histoire verrait peut-être enfin pointer son horizon et son museau radieux, si pouvait non pas disparaître, mais en tout cas être mis au pas, sérieusement et définitivement mis au pas, ce « nom d’un », cet « un seul », ce « petit Etat de merde » (c’est un Anglais qui avait dit ça, pas un Américain un Anglais – mais enfin c’est bien l’esprit) qu’est Israël. Je ne crois pas du tout, autrement dit, que le soutien des États-Unis à Israël ait cette solidité, cette assurance que l’on croit parfois. Je ne crois pas que les États-Unis soient prémunis contre, par exemple, un bon chantage pétrolier. Je crois parfaitement concevable qu’il en aille, un jour, d’Israël comme de l’épicier de Dürrenmat…

Je crois aussi, comme Jean-Claude Milner encore, comme Alain Finkielkraut, comme tous ceux qui nous ont accompagnés dans cette aventure de l’Institut d’études lévinassiennes, comme beaucoup de ceux qui sont ici, que, face à cela, face à ces périls et à cette situation, nous ne serons jamais trop nombreux, ni trop vigilants, ni trop forts. Et c’est pourquoi je suis persuadé que nous avons toujours besoin, plus que jamais besoin, du travail, de l’œuvre, de la mémoire, de Benny Lévy.

Benny Lévy, le passant considérable.

Benny Lévy, cette aventure extraordinaire qui restera gravée dans les annales des destins exemplaires des grands juifs de la modernité.

Benny Lévy, cet homme que j’ai connu tout jeune homme, lorsqu’il avait un peu plus de 20 ans et moi un peu moins, lorsqu’il était le chef secret d’une organisation révolutionnaire à la dissolution de laquelle il œuvra quand, plus tard, il s’avéra qu’elle pouvait travailler au pire, Benny Lévy donc qui devint, quelques années plus tard, les oreilles et les yeux du plus grand philosophe français vivant et qui, quelques années plus tard encore, au terme d’un processus qu’il a raconté dans un certain nombre de textes ou entretiens, notamment un entretien avec Benoît Rayski paru il y a dix ans, fit ce retour au judaïsme et à Jérusalem qui compte parmi les retours les plus fulgurants, les plus exceptionnels et surtout les plus féconds de l’histoire de la pensée juive.

Benny Lévy qui, face à ces périls que nous avons évoqués, avait une parole juste et jouissait d’une autorité qui, à mon sens, ne sera pas remplacée – tous ceux qui l’ont connu ont le souvenir de cette autorité qu’il avait et qui faisait que son travail de vérité s’imposait sur chacun, savant ou moins savant, avec une certaine évidence.

Benny Lévy qui laisse une œuvre, à la fois d’une grande singularité, d’une grande force, et inachevée.

Singulière parce que, en effet, c’est une œuvre d’une grande rigueur, d’une grande exigence dans son désir de sainteté et qui, en même temps, avait moins coupé qu’on ne l’a dit, et cru, avec les savoirs du siècle ; et, du coup, je ne crois pas qu’il y ait d’autre cas, dans le paysage de la pensée juive aujourd’hui, ni en Israël ni ailleurs, de ce va-et-vient, de cette fécondation réciproque entre la langue hébreu et la langue grecque – quoi qu’ait dit, quoi qu’ait prétendu, Benny lui-même.

Et puis inachevée parce que, comme s’il avait senti lui-même que le temps lui était compté, Benny a laissé une œuvre d’une grande force, d’une grande richesse, d’une vraie profondeur, mais terriblement dense, terriblement nouée – pas difficile, non ; pas obscure ; les livres de Benny sont, en même temps, limpides ; ils sont admirablement écrits ; ce sont des livres d’écrivain ; mais dense, oui, c’est le mot ; nouée ; comme ramassée sur elle-même ; et attendant, par conséquent, un travail d’élucidation qui, d’une manière ou d’une autre, devra se faire, qu’il aurait fait peut-être lui-même et que d’autres devront faire à sa place.

Alors, c’est à la croisée de ces soucis d’aujourd’hui, de cette situation nouvelle et puis de cette œuvre nouée, que nous fondons, aujourd’hui, autour de Léo Lévy, son épouse, cette Fondation Benny-Lévy.

Cette Fondation aura pour tâche, d’abord, de retrouver, archiver, numériser les textes que Benny aura semés sur son passage, tout au long de sa brève vie.

Benny, c’était aussi un génie oral, un penseur de l’oralité, quelqu’un dont toute une part de l’œuvre n’est pas écrite du tout, mais s’est dite dans des séminaires dont certains, ici, se souviennent et dont il arrive sans arrêt qu’à Paris, à New York, ailleurs, on vienne me parler – petite société secrète de ceux qui ont tiré profit de la parole vive, de la lettre oralisée de Benny. Eh bien, seconde tâche de la Fondation Benny-Lévy : retrouver cette œuvre orale, la transcrire, la mettre au clair.

Et puis, dernière tâche de la Fondation : cette œuvre inachevée, cette œuvre dense et comme fermée sur elle-même, il faut non pas, bien sûr, l’achever – personne n’achève l’œuvre d’un penseur qui est restée en suspens, et ce suspens est comme son point d’orgue, qui résonnera pour l’éternité – mais enfin la Fondation Benny-Lévy octroiera, chaque année, des bourses à des chercheurs, des chercheurs israéliens, des chercheurs français, américains, francophones ou anglophones, qui travailleront sur ces textes et travailleront à leur faire rendre tout leur sens.

La Fondation suivra également de près un grand et beau projet, qui est né en France, autour de la chaîne de télévision Arte, mais qui connaîtra des dimensions internationales, et qui est un projet de film autour de cette aventure de vie, mais surtout de pensée, qu’est l’aventure Benny.

Et puis enfin cette Fondation sera, comme l’Institut d’études lévinassiennes, mais, cette fois, sans Benny, un lieu qui vivra de sa vie propre, et qui sera un lieu d’échange et de parole pour les juifs de toutes sortes.

Car la dernière chose que je voudrais dire, tant elle m’a frappé dans mes relations avec Benny, c’est, chez cet homme de rigueur et de radicalité, chez cet homme qui passait auprès de quelques esprits pressés pour un sectaire, son extraordinaire disponibilité à la pensée de l’autre : c’est ce qui a fait que l’Institut d’études lévinassiennes a été ce lieu, non pas tellement de dialogue, mais de différend ; et c’est la raison pour laquelle la Fondation Benny-Lévy doit l’être tout autant.

Voilà. Ce que nous faisons aujourd’hui, là, autour du nom de Benny, autour de son œuvre, autour de sa mémoire, c’est à la fois la chose la plus triste et la plus belle que l’on puisse faire autour du nom, de l’œuvre et de la mémoire d’un ami. Baudelaire disait que les morts ont des droits sur les vivants. Il disait que les vivants sont les tombeaux de leurs morts. Nous sommes nombreux ici, ce soir, à penser cela de Benny. Nous devons être, nous serons un peu, les tombeaux, mais les tombeaux vivants et les tombeaux pour faire vivre, de cette lettre vive et interrompue qu’est le travail de Benny Lévy.


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