Le charme de Vadim ? Son allure ? Une façon, peut-être, de ne jamais adhérer à soi. Ce goût qui, en un temps où chacun semble si pressé de coller à son identité, le portait, lui, bizarrement, à se tenir comme en visite dans son propre personnage. Écrivains qui jouent à être des écrivains… Cinéastes qui collent avec méthode à leur identité de cinéastes… Être soi… N’être que soi… Polémiques étranges, et oiseuses, sur les « responsabilités » d’une critique jugée cruelle à l’endroit de Sa Majesté le soi… Et lui donc, Roger Vadim, ce personnage bizarre, cette manière d’antipersonnage, ce type flou, toujours à côté de lui-même, qui faisait du détachement un art de vivre, presque un art. Sa façon même de s’habiller. Grands pulls. Chemises trop larges. Vestes floues, où il avait l’air de flotter comme si un créateur distrait n’avait pas pris le temps de faire le point. Je le regarde sur ces photos des années 60 que reproduisent les magazines et qu’il a, me dit-on, toutes soigneusement choisies, presque légendées, mises en scène, avant de mourir : époque des habits près du corps – et lui à côté, déjà, de l’époque car à côté de lui-même et pas adéquat, non plus, à sa propre silhouette. Paradoxe du comédien. Paradoxe du séducteur. Version séducteur du paradoxe du comédien. Et les femmes qui, comme de juste, voient et comprennent aussitôt. Vadim a-t-il « fait » Bardot, Deneuve, Fonda ? Ou l’inverse : elles qui, comme elles l’ont parfois dit, lui auraient prêté un peu de leur génie ? Autre question oiseuse. Autre question absurde. Bien plus important le fait qu’elles aient élu cet homme comme le plus charmeur d’une espèce avec laquelle elles s’apprêtaient à en découdre.
Le problème avec le détachement, c’est qu’il fait des séducteurs plus aisément que des artistes. Il faut un minimum de conviction ou d’obsessions pour faire un véritable artiste. Il faut, pour fabriquer une œuvre, un minimum d’adéquation, sinon à soi, du moins à un projet, une idée fixe, une étoile. Vadim avait-il ce « minimum » ? Peut-être pas. Il y a de jolis films de Vadim. Il y a le Sait-on jamais ? de 1957 que défendirent, en leur temps, Godard, Truffaut, quelques autres. Il y a Et mourir de plaisir, de 1960. Il y eut le coup de tonnerre, surtout, de Et Dieu créa la femme, film événement, film bombe, film culte presque tout de suite : chaleur ; eau de mer ; liberté sexuelle ; liberté tout court ; cette liberté toute simple, pour une peau, de prendre le soleil et, pour une chevelure, de se mêler au sable ; la femme comme on ne l’avait jamais filmée ni peut-être vue ; la femme réinventée, inventée ; Courbet au cinéma ; démiurgie absolue ; un autre corps de femme ; une autre image de la chute et de la rédemption ; l’équivalent au cinéma de Poiret libérant les femmes de leur corset ; combien sont-ils, dans l’histoire des formes, à pouvoir se prévaloir – et Vadim ne se prévalait de rien – d’avoir si profondément infléchi le cours des sensibilités, la gravitation passionnelle des corps et des affects ? Reste, pourtant, quelque chose d’inachevé, d’inabouti, dans l’ensemble du parcours. Reste cette désinvolture à l’endroit de cette cinématographie à jamais suspendue et en dette vis-à-vis d’elle-même. Reste cette façon de brader son œuvre et même sa légende qui désespérait, je crois, ses proches. Gary était ainsi. Et Boris Vian. Vadim, Gary, Vian : le club, heureux et sombre, des désœuvrés.
Sagan, dans Libération, le surlendemain de sa mort. Les virées à Saint-Tropez par la nationale 7. Les dîners avec Bernard Frank, Florence Malraux, Alexandre Astruc. Un bistrot derrière la plage de la Ponche. Croissants à six heures du matin. Douceur immobile de l’air. Insouciance. Légèreté. Un irrépressible parfum de jeunesse. Amour facile. Corps bronzés. La Normandie, parfois. Saint-Germain-des-Prés en fond de décor. Le Saint-Germain-des-Prés de Prévert et de Mouloudji, de Gréco et du Tabou. Ce concentré unique d’idées et de voluptés, d’intelligence et de sensualité. Cette combinaison inédite (Vienne, peut-être, ou le Montparnasse des années 20, ou le New York des années Warhol…) de corps et de concepts en mouvement. Et puis cette étrange propriété, aussi, qu’ont ces années de s’être comme effacées, si vite, de nos mémoires. Sagan dit « Vadim ». Et « Château en Suède ». Et « les premiers pas de Françoise Hardy ». Et on a le sentiment d’un temps très lointain, presque oublié, qui aurait incorporé, programmé, puis impeccablement opéré son propre ensevelissement – plus loin de nous, soudain, que les années 40 ou l’avant-guerre. Feu les sixties. Mystère des climats engloutis. De cette époque, on dirait qu’elle s’est pastellisée comme une aquarelle mélancolique de Pierre Le Tan. Et de tous ces jeunes gens dont Vadim fut le chef de bande, il semble qu’il ne reste rien que des clichés charmants. Normal – et merveilleux – quand on a misé sur le plaisir à toutes les tables du casino.
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