On se remet décidément mal en France de la baisse d’influence des intellectuels. Notre pays est, à bien des égards, celui de la nostalgie, celle d’un temps où la détention d’une plume permettrait de tenir le haut du pavé. Sur le plan de la pensée, on songe encore ici et là à l’époque bénie où les écrivains, les philosophes défaisaient par un ouvrage, un libelle voire une lettre, une légende, en créaient d’autres, occupaient le devant de la scène grâce à un écritoire transformé en encensoir ou en nid de mitrailleuse. Intronisés par une affaire Dreyfus qui leur avait donné un nom de guerre, les intellectuels avaient joui, depuis le début du siècle et jusque dans les années cinquante, du pouvoir de réhabiliter un capitaine injustement bafoué, de décréter que les civilisations sont mortelles ou de dénoncer la collusion des démocraties avec les pouvoirs totalitaires après avoir chanté les louanges de certains maîtres à penser qui en étaient à l’origine.

Le succès littéraire, l’espèce de révérence dont profitaient les écrivains français auprès d’un public international eut pour conséquence de conférer à leurs écrits, à leurs discours, un prestige et une impunité remarquables. Uniquement justiciables d’une autorité morale dont ils édictaient eux-mêmes les règles, ils s’exprimaient aussi bien des les cercles spécialisés que dans les conférences internationales, séduisant les filles avec le même aplomb qu’ils interpellaient les grands de ce monde.

Le syndrome voltairien

Péguy et Anatole France pour défendre l’honneur perdu d’un capitaine, Valéry pour révéler l’apocalypse et la vanité des systèmes de pensée ou de morale sous le feu des combats, Breton pour réclamer la libération du jeune Malraux, voleur sur une Voie royale, Giono pour prôner la voix de la Terre, Gide pour dénoncer un système communiste pour lequel, à l’instar de beaucoup d’autres, il avait eu des faiblesses, Mauriac pour chanter les vertus du gaullisme, Sartre au tribunal Russell pour dénoncer les crimes américains au Vietnam, Malraux pour orchestrer une nouvelle légende des siècles, pour ceci, contre cela, telle fut l’armée, non pas des ombres mais des lumières qui a imprégné un public plus ou moins victime de l’idéologie de l’intellectuel au-dessus de la mêlée, le « clerc » qui n’a de compte à rendre qu’à sa conscience. Un avatar, en somme, du syndrome voltairien.

Les intellectuels s’étaient arrogé le monopole de la pensée. Ils discutaient dans leur monde, ils s’affrontaient en circuit fermé, mais le public s’amusait, se passionnait même parfois, pour leurs diatribes et leurs effets de plumes sans pour autant contester une légitimité fondée sur la plume, l’instrument roi, la clé de l’autorité cérébrale.

Banalisation généralisée

Depuis une quinzaine d’années un véritable cataclysme s’est opéré : effondrement ses systèmes acquis, contestations venues d’autres bords idéologiques, déboulonnage des idoles jusqu’alors reconnues. Ce phénomène résulte de deux aspects dont un seul est mis en évidence par Bernard-Henri Lévy : la médiatisation qui a conduit à une confusion des valeurs, incitant à attribuer le même statut à l’auteur d’une œuvre littéraire ou philosophique et un cuisinier, voire un coiffeur qui « sort un livre » pour raconter sa vie. Ce « nouveau monde » mélangé ne figure-t-il pas ensemble dans des émissions à vocation littéraire ? L’afflux d’informations et d’images, la pression de l’actualité au détriment de la perspective historique contribuent à mettre en avant des vedettes d’un jour et relèguent ipso facto les vrais créateurs non pas tant dans un ghetto mais, ce qui est peut-être pire, à une égalité de message, à une banalisation du discours où tout se vaut et se neutralise. Jack Lang n’est-il pas lui-même un des promoteurs de cette mise à plat de la hiérarchie culturelle, laissant à penser que tout peut avoir la même valeur sur le plan de la création, aussi bien un roman de Dostoïevski que le cor de chasse soufflé par le voisin de palier, remettant la même médaille à un couturier et à un historien de renom international ? Dans cette uniformisation des concepts et des destins que peut valoir un « J’accuse » quelconque proclamé par des intellectuels assimilés, souvent avec leur assentiment, à des bateleurs ? La faute à qui ?

Mais il y a un autre aspect que BHL néglige dans son analyse, c’est le lien quasi pathologique que les intellectuels ont entretenu longtemps avec le Parti communiste. Toute la pensée française des soixante dernières années et eu en effet comme point de référence le marxisme. Un Soljenitsyne a d’un coup dégonflé la substance de ce contrat et livré les intellectuels à une sorte d’errance au cours de laquelle chacun devait réinventer une nouvelle légitimité. Le texte de Bernard-Henri Lévy traduit tous ces malaises. En vérité, il s’agit simplement d’un problème médiatique : comment faire passer un message sans avoir l’air de se faire de la pub ? On peut suggérer une solution : créer, comme dans le domaine de la communication un Bureau de la vérification de la publicité. C’est-à-dire de la validité de la pensée hors des modes.


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