Le texte qui suit est l’intervention que doit faire Bernard-Henri Lévy, lors du Forum des psys samedi, salle de la Mutualité à Paris. Cette assemblée s’inscrit dans la campagne menée contre l’« amendement Accoyer » qui vise désormais à réglementer la seule formation des psychothérapeutes et qui viendra prochainement à l’ordre du jour du Sénat. Cette intervention est publiée dans le no 3 du Nouvel Ane, la revue dirigée par Jacques-Alain Miller.

Je ne m’exprime pas ici en tant que praticien, cela se saurait. Ni en tant qu’analysant, ou ex-analysant, cela se saurait aussi. Mais en tant que philosophe – un philosophe qui a pu, un jour, oser commencer de philosopher grâce au texte de Freud, ainsi qu’à sa relecture, sa redécouverte, par Jacques Lacan.

Je ne pense pas être le seul intellectuel de ma génération à pouvoir dire cela. Mais voilà, j’en suis un, et c’est à ce titre que j’interviens, aujourd’hui, dans ce débat.

La définition du sujet comme parlêtre, la déconstruction du cogito, c’est-à-dire du concept de sujet qui nous avait été transmis par la tradition cartésienne, l’idée que les mots ne sont pas seulement des signes mais qu’ils sont constitutifs de la nature des choses, la formulation du principe selon lequel « il n’y a pas de métalangage » et la mise en question subséquente de toutes les mythologies, idolâtries, religions, bref, le « gay savoir » freudien, cette Aufklärung sceptique et pessimiste – je pense au pessimisme du vieux Freud, celui de L’Avenir d’une illusion ou du Malaise dans la civilisation, je pense au pessimisme de Jacques Lacan et à son incrédulité raisonnée, récemment soulignée par Jacques-Alain Miller, à l’endroit de toutes les lois de l’histoire, que ce fut celles de Bossuet, de Comte ou de Hegel – cette Aufklärung, donc, voilà qui a donné à un certain nombre de femmes et d’hommes de ma génération l’audace et la force de penser. Et voilà qui, depuis quelques semaines, se trouve être en grave péril.

Bien entendu, le fameux amendement Accoyer – voté à la sauvette par l’Assemblée nationale, à l’unanimité des treize présents, gauche et droite confondues – entretient la confusion.

Bien entendu, ses promoteurs, ou ceux qui en sont solidaires, vont de dérobade en dérobade et nous racontent même, aux dernières nouvelles, que la psychanalyse n’est pas visée, qu’elle est soigneusement placée « hors champ » par rapport à la nouvelle réglementation. Et cela se passe, de fait, comme dans toutes les bonnes opérations mafieuses : on découpe, on divise, on commence par dire que ceux-ci sont visés, mais pas ceux-là, et ainsi de suite.

Sauf que j’ai lu le texte. J’ai regardé dans le détail le rapport Cléry-Melin à quoi l’amendement s’adosse. J’ai écouté attentivement les deux heures d’émissions de France Culture où Accoyer et un certain nombre de ses soutiens ou maîtres à penser se sont exprimés. Et il est évident que la psychanalyse est, dans cette affaire, en première ligne. Quand on nous parle de la « professionnalisation » de tous ceux qui ont affaire, de près ou de loin, au mal-vivre et au mal-être, quand on nous parle d’une «évaluation» des besoins et des résultats – comme cela se fait, non seulement au Québec, mais en Allemagne : la Sécurité sociale rembourse pendant trois ans, puis cesse de rembourser, et on évalue où on en est, etc. – quand on entend procéder à une évaluation préalable, et prétendu- ment objective, du patient, quand on prétend mettre en place des « commissions d’accréditation », régionales et nationales, pour les « psys », quand on projette d’instituer des super-préfets de l’âme, grands évaluateurs ou inquisiteurs du mal-être, chargés de surveiller tout le dispositif, quand on dit, et que l’on veut faire, tout cela, il est difficile de faire croire que la psychanalyse ne serait pas visée !

En douterions-nous que M. Christian Vasseur, l’un des parrains de l’initiative Accoyer, aurait vendu la mèche dans une déclaration récente, où il se plaignait que les psychanalystes soient aujourd’hui les seuls thérapeutes à ne jamais être sommés de dire « d’où ils viennent » et « qui les a faits ». Et le même Christian Vasseur, et d’autres, lorsqu’ils sont acculés dans leurs retranchements, lorsqu’ils croient devoir donner des gages à la psychanalyse, disent : « nous n’avons rien contre la psychanalyse ; la preuve en est que nous sommes prêts à laisser entrer des psychanalystes dans les commissions d’accréditation régionales ou nationales, nous sommes prêts à demander à des psychanalystes patentés de donner des leçons d’écoute, nous sommes prêts à les transformer en professionnels de l’écoute à l’usage des autres psychothérapeutes. »

Bref, quoi qu’on nous dise, la psychanalyse est bel et bien partie prenante dans cette affaire. Ladite affaire, ne nous racontons pas d’histoires, la met en danger de mort. Et je le prouverai en rappelant sept des principes constitutifs de la psychanalyse que vise, et que détruirait, le dispositif Accoyer-Cléry-Melin.

Premier principe : les analysants ne sont pas des usagers. On nous parle à longueur de colonnes, depuis des mois, de patients « usagers » de la psychanalyse. Or les patients, en l’espèce, sont des « analysants ». Ce ne sont pas des consommateurs de médicaments, ils ne reçoivent pas des soins, ils parlent. Ils sont au cœur d’une pratique inédite qui semble probablement bizarre à Messieurs Accoyer et consorts et qui consiste en un échange de paroles, en une cure par la parole. Cette pratique est d’autant plus bizarre que l’interprétation du symptôme n’y est pas l’affaire du seul analyste, mais qu’elle est, pour moitié, l’affaire de l’analysant lui-même. Mieux, ce symptôme de l’analysant, il se trouve que l’analyste – vieille leçon de Jacques Lacan – en porte lui-même une moitié. Bref, un échange, un partage, un chiasme, absolument inédits dans l’histoire, non seulement du mal-vivre ou du malaise, mais de la pensée occidentale. Cela nous met à des années-lumière de l’idée, prônée par les « évaluateurs », selon laquelle les inter- locuteurs des psys seraient des « usagers ».

Deuxième principe : l’analyste n’a pas de place. Je me souviens d’un texte de Serge Leclaire datant de 1966. Dans mon souvenir, au fameux concept de suture que Jacques-Alain Miller avait proposé dans les Cahiers pour l’analyse, Leclaire avait répondu par un texte intitulé : « l’analyste n’a pas de place ». Il partait de la différence radicale entre le patient suturé et l’analyste non suturant, le désir de suture de l’analysant et le désir de non-suturance de l’analyste, et il disait en substance : « voilà des décennies que l’on essaie de donner à l’analyste une place ; or, de place, il n’en a point ; si on lui en trouvait une, si on lui en assignait une, il n’y aurait plus d’analyse du tout. » C’est peut-être, ajoutait Leclaire, difficile à concevoir. C’est peut-être vertigineux pour un métaphysicien ou un médecin. Mais c’est comme cela que cela marche. L’analyste n’a pas de place et prétendre lui en donner une, essayer de l’inscrire dans des préfectures du mal-être, dans des coordinations de médecins, dans des opérations de quadrillage, d’évaluation ou de désignation, c’est toucher au cœur ce qui constitue les analystes comme praticiens et comme penseurs.

Troisième principe : la situation analytique ne souffre pas de tiers. C’est un mot de Sigmund Freud lui-même, en 1926, dans « La question de l’analyse profane ». Dans ce texte, Freud s’adresse à celui qui ne sait rien de la psychanalyse, au profane, mais un profane bienveillant, qui ne demande pas mieux que d’apprendre. Ce serait bien, dit Freud, de vous faire entrer là, entre le fauteuil et le divan, pour vous montrer. Mais, premièrement, ce serait très ennuyeux pour vous. Deuxièmement, vous seriez terriblement déçu. Troisièmement, vous seriez déçu, non pas parce que vous y seriez le témoin de je ne sais quel mystère ou secret d’alcôve, mais parce vous verriez une relation sans analogue, et impensable, sauf par les deux intéressés, qui est la relation du transfert. Et Freud de conclure : donc, pas de tiers possible. Eh bien ce qui est vrai pour le profane est vrai, à plus forte raison, pour tous les ignorants, pour les députés prétendant savoir, pour les apprentis évaluateurs, pour les futurs contrôleurs de la santé mentale, que l’on projette d’introduire en tiers dans cet échange. A tous ceux-là, oui, il faut rappeler que la relation qu’entretiennent les psys avec leurs interlocuteurs ne souffre aucun autre tiers que celui que Lacan appelait l’Autre, le grand Autre. Mais justement, Lacan ajoutait que cet Autre n’existe à la lettre pas et que nul ne saurait s’identifier à lui sauf à être une canaille.

Quatrième principe : il n’y a pas de cure standard. J’ai souvenir du texte de Freud qui s’intitule « Le début du traite- ment », et où il dit en résumé : « il faut des règles du jeu, oui, mais qui ne soient pas des dogmes, seulement des conseils, car une cure est comme une partie d’échecs : il y a des schémas pour le début et pour la fin, mais chaque partie est différente d’une autre, chacune obéit à un scénario absolu ment singulier, d’une complexité immense ». Donc, pas de cure standard. Pas de cure qui dure trois ans. Pas de délai à partir duquel on puisse aller voir des évaluateurs patentés pour leur demander où l’on en est. Cela, même pour le pro- fane que je suis, c’est un principe absolu. On peut, certes, le refuser. Mais, sans lui, il n’y a plus de psychanalyse du tout. Or c’est lui, c’est ce principe canonique, qu’Accoyer piétine – c’est lui qu’enterreraient, si elles prenaient effet, toutes ces histoires de rapports, d’évaluations, de cures bureaucratique- ment formatées, etc.

Cinquième principe : en psychanalyse, il n’y a pas de technique. Je sais bien qu’il y a un ouvrage de Freud – et quel ouvrage ! – qui s’appelle La Technique de la psychanalyse, et que Lacan, dans mon souvenir, commente au Livre I du Séminaire. Mais justement, cet ouvrage est un recueil de textes, ce n’est pas un livre. C’est un assemblage qui vient à la place, qui tient lieu d’un livre qui ne parvient pas à s’écrire. C’est, dans l’œuvre de Freud, l’équivalent de ce qu’était, dans celle de Sartre, la fameuse « Morale ». Et d’ailleurs, quand il confesse son incapacité à produire sa morale, Sartre s’en justifie en évoquant l’incapacité de Freud à écrire sa Technique. Freud rêve donc, depuis 1907-1908, d’écrire sa technique. Il finit, quinze ou vingt ans plus tard, par rassembler des articles divers dans un recueil intitulé « La technique de la psychanalyse ». Mais ce qui unifie cette collection, ce n’est justement pas la question de la technique car, première- ment, la technique analytique – Lacan le dit bien dans son commentaire – n’en est pas une. Et deuxièmement, de toutes ces « règles techniques », il n’y en a, en vérité, qu’une sur laquelle il dit qu’il ne cédera jamais : cette règle, c’est celle de la libre association, laquelle est, comme on sait, une règle complexe, bizarre elle aussi, difficile à comprendre et, surtout, variable, par définition, d’un sujet à l’autre. Une seule règle, donc. Et une règle impossible, de surcroît, à unifier dans une procédure, un protocole, répétables. Quelle dérision, alors, quelle nouvelle négation des principes mêmes de la psychanalyse, quelle abyssale ignorance, dans ces appels à « unifier » une thérapeutique analytique soumise aux réglementations de nos techniciens et technologues.

Sixième principe : il y a de l’incurable. Sans doute un psychanalyste est-il quelqu’un qui, par l’échange de parole, grâce à la transformation de la névrose en névrose de transfert, grâce, ensuite, au traitement du transfert, puis au détachement à l’endroit de l’analyste, peut améliorer les choses. Mais s’il y a bien un principe constitutif de la psychanalyse, c’est celui selon lequel il y a une part de mal-vivre ou de mal-être dont la persistance ne tient ni à la maladresse du thérapeute, ni à la durée insuffisante des séances ou de la cure, ni à la situation du sujet, mais à sa constitution de parlêtre. Mieux, ce principe qui est au cœur de la pratique analytique, est aussi au cœur de tout ce qui, hors psychanalyse, s’est pensé en France de plus important, de plus puissant et de plus libre, depuis vingt ou trente ans: toute la pensée antitotalitaire contemporaine procède de cette idée qu’il y a un mal-être, une négativité, qui sont, non de circonstance, mais de structure – s’il y a, aujourd’hui, un dis- cours antitotalitaire conséquent c’est adossé à cette idée, lue dans Freud et reprise par Lacan, que les communautés ne sont jamais parfaites, qu’on ne peut jamais y barrer complètement le mal, qu’on ne peut pas faire comme si elles étaient déprises, nettoyées, purifiées, de leur part maudite, bref, qu’il y a de l’incurable. Cette idée qui nous est à tous tellement essentielle, cette idée qui est principe de liberté et de résistance, eh bien elle est, là encore, battue en brèche par les guérisseurs et évaluateurs, émules de M. Accoyer.

Enfin, septième et dernier principe, dernier rappel à l’ordre des charlatans : la formation des analystes est absolument originale. Contrairement à ce qu’ils croient, ces nigauds, il y a d’autres manières de former un thérapeute que la médecine et l’Université. Il y a les séminaires. Il y a les stages cliniques. Il y a, disait Freud, l’histoire même du mouvement, le mouvement analytique comme tel. Il y a ceci, oui, qui m’a, personnellement, toujours frappé et qui signe, à mes yeux, la percée historique opérée par ce dispositif de discours et de langue qu’est le freudisme : l’histoire même du mouvement analytique, à travers ses débats, ses schismes, à travers ce qui peut apparaître de l’extérieur comme des querelles de chapelles ou de personnes, toute cette histoire de l’École participe, en tant que telle, de la formation des analystes. Que l’on se souvienne de Ferenczi au Congrès de Nuremberg de 1910 : il n’y a plus, ici, ni médecins, ni psychologues, ni professeurs – il y a des analystes qui, dans le mouvement même d’échanger et de se confronter, fabriquent leur propre formation. Ce modèle de formation est aussi original que l’est le modèle de la cure. Et il faut, lui aussi, le maintenir à tout prix, alors qu’il est visé, encore, par l’amendement Accoyer et ses suites.

Les psychanalystes se trouvent à un instant particulière- ment crucial de leur histoire. Ils sont à un moment où la psychanalyse, finalement, pourrait fort bien mourir. C’est comme le cinéma qui, comme chacun sait, est mort dans certaines régions du monde. C’est comme le roman dont Milan Kundera disait, à la fin des années 80, qu’il avait fini par mourir dans d’autres régions ou les mêmes. La psychanalyse, elle aussi, peut mourir. Elle peut mourir par banalisation. Elle peut mourir si l’on transforme le complexe d’Œdipe en drame bourgeois, le phallus en organe sexuel, l’inconscient en libido. Mais elle peut mourir aussi sous les coups de boutoir des parlementaires unanimes, des évaluateurs patentés et des contrôleurs de la santé mentale. C’est la raison pour laquelle je voudrais dire une toute dernière chose aux analystes aujourd’hui menacés. Ils connaissent tous, n’est-ce pas, le mot de Freud conseillant : « dépêchons-nous d’explorer l’inconscient avant qu’il ne se referme » ? Eh bien, de même, et en écho, je suis tenté de leur souffler : « dépêchez-vous de répondre aux ignorants, et de leur répondre massivement, avant qu’ils ne vous enferment. »


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