Qu’est-ce qui ne va pas, au juste, dans le débat sur l’identité nationale lancé à la fin de l’année dernière ? Et que répondre à ceux qui, de bonne foi, nous disent : « le débat est toujours bon ; il ne faut jamais fuir ni craindre le débat ; il n’y a pas de question qui, même absurde ou mal posée, ne soit justiciable d’un vrai débat » ?

La première difficulté tient à l’origine, déjà, de ce débat et au fait que l’initiative en revienne à un président de la République. Que des commissions d’experts soient conviées à débattre (comme dans le débat sur la laïcité), c’est une chose. Que des associations de citoyens s’emparent (librement) de telle ou telle thématique et tentent de l’éclairer, c’est l’esprit de la démocratie. Qu’un parti, n’importe lequel, s’institue en forum politique pour, avec ses sympathisants, lancer une discussion et proposer ses solutions, c’est encore dans l’ordre des choses (d’autant qu’il sera toujours possible aux partis concurrents, soit de refuser d’entrer dans le jeu, soit d’apporter d’autres réponses). Mais que l’État comme tel se substitue à tous ces acteurs, qu’il se réveille un beau matin pour, avec ses réseaux, ses préfets, ses moyens, claironner à l’attention des « forces vives » de la nation : « voici le débat qui s’impose ; voici de quoi je décide, moi, État, qu’il convient, dorénavant, de débattre ; et voilà enfin dans quelles limites, sur quel ton, jusqu’à quand, ce débat doit se tenir », c’est non seulement très étrange, mais unique dans les annales. Débat d’État. Débat forcé. Débat dirigé, encadré, bordé de tous côtés, contrôlé. C’est parce qu’on aime le débat, c’est parce qu’on croit qu’il n’y a pas d’idée reçue, d’opinion, de certitude, qui ne mérite d’être ébranlée par le bon aiguillon d’un vrai libre débat, qu’il faut refuser ce faux débat, cette caricature de débat, ce débat où 60 millions de citoyens infantilisés sont sommés de rendre leur copie, à date fixe, au Grand Examinateur qui viendra siffler la fin, non de la récré, mais du débat.

Deuxième problème. Le fait que ce débat d’État vienne d’un État qui – circonstance aggravante – est le premier à avoir, dans notre Histoire, inventé cette hérésie républicaine qu’est un « ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration ». Je ne crois pas, comme Alain Badiou, que le sarkozysme soit un « pétainisme transcendantal ». Je ne crois pas, comme Emmanuel Todd, qu’il relève d’une « pathologie sociale ». Et, quant à comparer Éric Besson à Pierre Laval ou à Marcel Déat, c’est tout simplement inepte. Mais les mots, en même temps, ont une histoire. Les langues, un inconscient. Et les libres associations qu’elles opèrent sont comme des grenades qui explosent dans les cerveaux – même et surtout quand les artificiers ne l’ont ni prévu ni voulu. On commence par ce tout petit « et » du « ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration ». On démarre en fanfare avec cette coprésence, dans une même chaîne signifiante, de l’idée qu’il y aurait un malaise dans la civilisation nationale et un problème lié à notre gestion de l’immigration. Et voilà ! Le mouvement est lancé. Un pas de plus et c’est Mme Morano qui, à l’unisson des propos nauséabonds que l’on entend désormais dans toutes les préfectures, décrit les jeunes musulmans comme de mauvais Français renâclant à s’intégrer. Dérapages ? Non. Effet de structure d’un décor planté il y a presque trois ans. Mécanique d’un discours qui ne pouvait opérer sans exclure, stigmatiser, aviver les tensions et les haines. Libération d’une parole xénophobe, voire raciste, que les républicains de droite et de gauche s’accordaient à contenir mais qui se voit bénie, soudain, par toutes les instances d’un appareil d’État qui perd la tête.

Et puis il y a un troisième problème, enfin, qui tient à l’usage qui est fait de la notion même d’identité. Dès le début, j’ai suggéré que, identité pour identité, s’il y a une identité qui fait problème pour un Français, s’il y a une identité en panne, c’est l’identité européenne. Mais la vraie vérité, c’est que c’est le concept même d’identité qui était philosophiquement piégé. L’année qui s’achève a vu disparaître un grand penseur français qui s’appelait Claude Lévi-Strauss. Or, si ceux qui lui ont rendu l’hommage ému et convenu de la Nation Reconnaissante avaient eu ne serait-ce qu’une vague idée de sa pensée, ils auraient su que l’un des combats de sa vie aura été le combat contre cette passion, ce poison, cette prison de l’identité. Il y a eu le discours prononcé le 13 mai 2005, lorsque lui fut remis le prix Catalunya et où il avertissait : « j’ai connu une époque où l’identité nationale était le seul principe concevable des relations entre les États ; on sait quels désastres en résultèrent ». Il y eut, en 1978, ce livre dont je fus l’éditeur avec Jean-Marie Benoist et qui, intitulé L’Identité, mettait déjà en garde contre la tentation de réduire à sa prétendue identité un système social toujours plus riche et plus complexe. En sorte que s’il y a eu, sur ce point, une leçon de Lévi-Strauss, c’est celle-ci : identité se dit des sujets, pas des collectivités ; elle se dit au pluriel, jamais au singulier ; et oublier cela, réduire une nation soit à ce fond commun, soit à ce catalogue figé de traits qui sont les deux noms possibles d’une supposée « identité », c’est l’appauvrir, la faire mourir, alors même que l’on prétend lui rendre foi en son avenir.

Pour ces trois raisons au moins, il serait sage de renoncer à ce débat. Le président de la République a ouvert la boîte de Pandore. Il lui appartient de la refermer.


Autres contenus sur ces thèmes