Ne faut-il pas, demandent certains, laisser les morts enterrer les morts et l’oubli, le bon oubli, cicatriser les blessures du passé ? Oui, bien sûr, il le faut. Et rien n’est, d’ailleurs, plus conforme aux commandements de la Torah que cette injonction évangélique d’enterrer vite, une fois pour toutes, les morts. Sauf… Oui, sauf quand ce sont des morts qui ne sont, justement, pas enterrés. Sauf quand ce sont des morts dont la mort même impliquait qu’elle fût sans tombe. Sauf quand ce sont des morts dont il était prévu qu’ils ne laissent, nulle part, de trace. Alors, oui, il appartient aux vivants d’être les tombeaux vivants de ces morts.

Et alors oui, par exception, il est du devoir des survivants de porter en eux le souvenir de ces pères qui auront, à jamais, l’âge de leurs enfants. Nous sommes les tombeaux de nos pères… Ces morts, ces pauvres morts, ont de grandes douleurs… Ce sont les mots de Baudelaire. C’est le cas de la Shoah.

Ce crime, dit-on encore, fut un grand crime. Mais où voyez-vous qu’il soit plus grand que d’autres ? et pourquoi, dans cette suite de crimes qu’est l’histoire des hommes, cette place d’exception ? Il ne s’agit pas de cela, naturellement. Et rien n’est plus étranger à la tradition juive que cette idée d’établir, entre les morts, quelque hiérarchie que ce soit. Sauf qu’il s’est produit là un événement sans précédent. Et c’est un projet de mise à mort qui impliquait, non seulement l’absence de trace, mais l’impossibilité pour les victimes de trouver un lieu, un seul, où se dérober à leurs bourreaux. Les victimes des autres génocides pouvaient, en théorie, et pour peu qu’ils trouvent asile dans un pays voisin, échapper aux assassins. Pas d’échappatoire pour les juifs. L’Europe entière et bientôt, en théorie, le monde devenus un piège immense. Une extermination – c’est cela qu’elle eut de singulier – qui, parce qu’elle se voulait sans reste, ne laissait aucun recours.

Cette notion d’extermination sans reste est importante pour une autre raison, concrète – et cette raison, c’est Israël. Car, à nouveau, on entend : « oui, d’accord, un crime ; oui, à la rigueur, un crime singulier ; mais les survivants de la tragédie, pourquoi les avoir installés dans la seule partie du monde qui ne trempa pas dans le crime et qui est le monde arabe ? » Réponse, encore : c’est le monde même qui fut ce piège ; il n’y eut pas une partie du monde où ne souffla le mauvais vent de cette mort ; et le monde arabe ne fut pas en reste dans ce projet d’extermination sans reste. Nous avons, aujourd’hui, toutes les informations sur la question. Nous avons les Mémoires du grand mufti – hitlérien – de Jérusalem. Nous avons les travaux des historiens racontant la légion SS arabe attendant – derrière l’armée de Rommel – le moment de foncer exterminer les juifs déjà installés en Palestine. Nous savons, en d’autres termes, que le nazisme fut une idéologie mondiale qui connut des versions nationales et, en particulier, une version arabe – et c’est, aussi, à rappeler cela que sert de commémorer la Shoah.

J’écris ces lignes le 20 avril 2009. On aurait pu, pour fixer cette commémoration, choisir le jour de l’ouverture des camps. Ou celui de la conférence de Wannsee. Ou n’importe quel autre jour témoignant du martyre juif. Or non. C’est le 27 nisan de l’année hébraïque – cette année, le 20 avril et le jour anniversaire, donc, de l’insurrection du ghetto de Varsovie – qui a été choisi. Et, dans les âpres débats qui présidèrent à ce choix, ce détail n’échappa bien sûr à personne. Ce qu’il signifiait ? Que l’on voulait briser le cliché d’un peuple allant à la mort comme bêtes à l’abattoir. Que l’on voulait célébrer ces épisodes héroïques que furent les révoltes de Sobibor, Birkenau, Treblinka. Que l’on entendait, autrement dit, commémorer un massacre mais également une résistance. Pour moi qui suis fils, non de déporté, mais de résistant, cette volonté est essentielle. Elle invite à se souvenir qu’il y a toujours, jusque dans la nuit la plus noire, lieu de s’insurger et d’espérer.

Un dernier mot. Puisque nous en sommes aux questions de calendrier, il y a un vrai hasard, en revanche, qui fait que s’est ouvert, le même jour, dans la même ville, la conférence « antiraciste » de Durban II. Et il s’est trouvé, derechef, des voix pour dire : « ne craignez-vous pas, en vous fixant sur les génocides anciens, de manquer ceux qui adviennent, ici, maintenant, sous vos yeux ? » Eh bien non, bien sûr, cela n’est pas à craindre. Car, outre que ladite conférence tourna (j’y reviendrai) à la mascarade, outre qu’elle aura servi à un criminel nommé Ahmadinejad (j’y reviendrai, aussi) à salir le beau concept d’antiracisme, je retourne la question. Pourquoi les institutions vouées au souvenir de la Shoah se sont-elles toutes mobilisées pour le Darfour ? Pourquoi les premiers à avoir compris ce qui se passait au Rwanda furent-ils ceux qui, juifs ou non juifs, avaient la Shoah au cœur ? Pourquoi, quand le monde fermait les yeux sur le massacre des musulmans de Bosnie, revint-il à des hommes dont le seul point commun était d’avoir en tête le « plus jamais ça » d’Auschwitz de sonner le tocsin ? Ils n’étaient pas mieux informés que d’autres. Ils avaient juste une boussole. Une échelle du mal et du pire. Une sorte de radar qui leur signalait, chaque fois, la proximité de la Bête et son parfum caractéristique. C’est cela, le souvenir de la Shoah. Et c’est pour cela, encore, qu’il faut la commémorer.


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