Me voici donc, pour la troisième fois en trente ans, investi du redoutable honneur de m’exprimer en ce jour qui est, pour tous les juifs du monde, un jour de deuil et de mémoire. Et me voici, comme chaque fois, plus peut-être que les autres fois, contraint de réexpliquer pourquoi cette commémoration est, non seulement pour les juifs mais pour le monde, un devoir essentiel.

Ne faut-il pas, demandent certains, laisser les morts enterrer les morts, et l’oubli, le bon oubli, cicatriser les blessures du passé ? Oui, bien sûr, il le faut. Oui, bien sûr, il est toujours bon de laisser les morts enterrer les morts. Et je dirai même qu’il n’y a pas plus juif, pas plus conforme aux commandements de la Torah, que cette injonction évangélique d’enterrer vite, une fois pour toutes, les morts. Sauf… Oui, sauf quand ce sont des morts qui ne sont, justement, pas enterrés. Sauf quand ce sont des morts dont le mourir même impliquait qu’il fût sans tombe ni mémorial. Sauf quand ce sont des morts dont la mort fut programmée pour être une mort sans trace, sans vestige et, j’y insiste, sans sépulture. Alors, il appartient aux vivants d’être les tombeaux vivants de ces morts. Et alors, par exception, il est du devoir des survivants, et des enfants des survivants, de porter en eux le souvenir de ces pères qui auront, à jamais, l’âge de leurs enfants. Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs… Nous sommes les tombeaux de nos pères… Ce sont les mots d’un grand poète français, Charles Baudelaire. Mais c’est, surtout, le cas de ceux qui se refusent à se laver les mains de toute la chair juive partie en cendre et en fumée.

Ce crime, dit-on encore, fut un grand crime assurément. Mais où voyez-vous qu’il ait été un crime plus grand que tous les autres crimes ? Et pourquoi tenez- vous tant à lui conserver, dans cette suite de forfaits qui est la trame même de l’histoire des hommes, cette place d’exception ? Nous ne tenons à rien, naturellement. Rien n’est plus étranger à la mémoire juive de la mort que cette idée d’établir, entre les morts, quelque échelle ou hiérarchie que ce soit. Sauf que, là encore, il s’est produit avec la Shoah quelque chose qui se trouve être – nous n’y pouvons rien – sans précédent. Et ce quelque chose c’est une chasse à l’homme et un massacre qui impliquaient, non seulement l’absence de traces donc de tombeaux, mais l’impossibilité pour les victimes de trouver un lieu, un seul, où se soustraire à leurs bourreaux. Les Arméniens, qui furent (et cela est trop souvent contesté) les victimes du premier génocide de l’Histoire, n’étaient pourchassés qu’en Turquie. Les Tutsis, les Cambodgiens, les Darfouris (dont le génocide doit être dénoncé avec la même énergie) pouvaient, en théorie au moins, et pour peu qu’ils trouvent asile dans un pays voisin, échapper aux griffes des assassins. Pas d’échappatoire pour les juifs visés par une Shoah qui se voulait une destruction totale. L’Europe entière – bientôt, et en théorie, le monde – devenue un piège immense pour le gibier juif traqué par les chiens de la Wehrmacht et de la SS. Une extermination – c’est cela qu’elle eut d’atrocement singulier – qui ne laissait pas de recours parce qu’elle se voulait sans reste.

Cette notion d’extermination sans reste est importante pour une autre raison encore, très précise, très concrète – et cette raison c’est Israël. La Shoah n’est pas la cause d’Israël, naturellement. Et il faut tout faire, vraiment tout, pour briser la mauvaise chaîne qui, en liant les deux, a toujours pour résultat de providentialiser, donc qu’on le veuille ou non, de justifier, la Shoah. Mais n’empêche. Il y a une autre sottise, que l’on entend un peu partout, et qui consiste à dire : « oui d’accord un crime ; oui, à la rigueur, un crime singulier ; mais les survivants de la tragédie, pourquoi ne pas les avoir installés en Allemagne ? pourquoi un foyer national juif dans la seule partie du monde qui ne trempa pas dans le crime et qui est le monde arabe ? » Eh bien la réponse c’est, toujours : c’est le monde même qui fut ce piège pour les juifs ; il n’y eut pas une partie du monde où ne souffla le mauvais vent de cette mort ; et le monde arabe, pas plus que le reste du monde, ne fut en reste dans ce projet d’extermination sans reste… Nous avons, aujourd’hui, des informations très détaillées sur la question. Nous avons les Mémoires du Grand Mufti de Jérusalem exprimant, sans relâche, pendant toute la durée de la guerre, son admiration pour Hitler. Nous avons des travaux d’historiens faisant état de l’existence d’une légion SS arabe attendant, à l’arrière de l’armée de Rommel, l’ordre de foncer sur le Yichouv pour y exterminer les 500 000 juifs déjà installés. Nous savons, en d’autres termes, que le nazisme fut une idéologie mondiale qui connut des versions nationales et, en particulier, une version arabe non moins criminelle que sa version européenne. Cela ne change rien, bien au contraire, au nécessaire combat pour la démocratie dans le monde arabe et, en particulier, dans l’Etat palestinien à naître. Mais c’est un argument de probité qu’il est juste d’opposer, sans relâche, à ceux qui, forts d’une ignorance qui est fille de l’absence de mémoire, tentent de délégitimer Israël – et parfois, hélas, y parviennent. Commémorer la Shoah c’est, aussi, ce devoir de probité. C’est, aussi, cette lutte contre l’ignorance.

Nous sommes le 20 avril 2009. On aurait pu, quand fut décidé, il y a cinquante ans, d’inscrire cette journée de commémoration dans le calendrier des nations, choisir le jour anniversaire de l’ouverture des camps de la mort. On aurait pu choisir celui de la conférence de Wannsee. On aurait pu se décider pour n’importe quel autre jour témoignant – ils sont légion ! – du martyre juif à travers les âges. Eh bien non. C’est le 27 Nissan de l’année hébraïque qui fut choisi. C’est-à-dire, cette année en particulier, le jour anniversaire du déclenchement de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Et, dans les vives discussions qui présidèrent à ce choix, dans le débat, notamment, entre Ben Gourion et les tenants du judaïsme religieux, ce détail n’échappa évidemment à personne. Ce qu’il entendait signifier ? Qu’il fallait en finir avec le cliché d’un peuple juif allant à la mort comme bêtes à l’abattoir. Qu’il fallait célébrer, en même temps que le souvenir du crime, celui de ces épisodes héroïques que furent, après Varsovie, les révoltes de Sobibor, Birkenau, Treblinka. Que l’on entendait, en d’autres termes, commémorer un massacre mais aussi une résistance. Pour moi qui suis fils, non de déporté, mais de résistant, cette volonté est essentielle. Je vous invite à vous souvenir qu’il y a toujours, jusque dans la nuit la plus noire, lieu de s’insurger et d’espérer. Nous sommes là pour rappeler, bien au-delà de nous, à tous les peuples du monde, qu’il est toujours possible, toujours, de se révolter.

Un dernier mot. Puisque nous en sommes aux questions de calendrier, il y a un vrai hasard, cette fois, des calendriers qui fait que s’est ouvert, aujourd’hui, à quelques pas d’ici, une conférence internationale contre le racisme. Et il s’est trouvé, à nouveau, des voix pour nous dire : « à quoi bon revenir sur les racismes d’hier quand ce sont les racismes de demain qui menacent ? et ne craignez-vous pas, en vous fixant sur les génocides advenus, de manquer ceux qui adviennent, ici, maintenant, sous vos yeux ? » Eh bien non, bien sûr, je ne le crains pas. Et je crois même, pour être franc, qu’il y a là une autre raison, au contraire, de commémorer la Shoah. Car outre que cette conférence est en train de tourner, comme prévu, à la mascarade, je retourne la question. Pourquoi tant d’organisations juives se sont-elles mobilisées pour le Darfour ? Pourquoi les premiers à avoir compris ce qui se passait au Rwanda furent-ils ceux qui, juifs ou non-juifs, avaient la Shoah au cœur ? Pourquoi, quand le monde entier fermait les yeux sur le massacre des musulmans de Bosnie, revint-il à une poignée d’hommes et de femmes dont le seul point commun était d’avoir en tête le « plus jamais ça » d’Auschwitz, de sonner le tocsin ? Ils n’étaient pas mieux informés que d’autres. Ni, encore moins, moralement meilleurs ou mieux équipés. Ils avaient juste une boussole. Une échelle du mal et du pire. Une sorte de radar qui leur signalait, chaque fois, la proximité de la Bête et de son parfum caractéristique. Il faut commémorer la Shoah parce que, loin de nous rendre aveugles aux souffrances du moment, c’est le seul moyen, au contraire, de les rendre intolérables et visibles.

Je rêve d’une conférence qui, au lieu de servir de tribune aux délires racistes d’un Président iranien psychopathe, au lieu de servir au blanchiment moral d’un quarteron de dictateurs dont la contribution à l’histoire mondiale de la démocratie et des droits de l’homme a consisté, jusqu’ici, à pendre les homosexuels, à opprimer les minorités religieuses ou à brûler vives les femmes adultères, serait une tribune pour tous les offensés, les sans-voix, des guerres oubliées d’aujourd’hui. Je rêve d’un Durban II qui se serait ouvert sur le témoignage d’un Indien Dalit. Ou d’un survivant du génocide du Darfour. Ou d’un Rwandais rescapé des massacres d’il y a quinze ans. Ou du fils d’un de ces morts sans tombe non plus, sans nom, sans visage, sans inscription dans aucune archive ni mémoire, parfois sans nombre, que fauchent, aujourd’hui même, en Afrique ou en Asie, des guerres qui n’intéressent personne. Elle serait, cette conférence, une conférence antiraciste digne de ce nom. Car elle serait fidèle, d’abord, à cette leçon du XXe siècle que nous commémorons aujourd’hui. Une mémoire vive. Une mémoire vivifiante et vivifiée. Une mémoire au service de ceux que je continue d’appeler les damnés de la terre et dont vous êtes, par vocation, que vous le vouliez ou non, les meilleurs des avocats.


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