Entendons-nous bien. Si je suis hostile à cette extradition, ce n’est évidemment pas que je nourrisse la moindre indulgence à l’endroit d’un terrorisme que je n’ai cessé depuis trente ans, quel qu’en soit le visage, en Italie comme à Karachi, de dénoncer pour ce qu’il est : une inexcusable barbarie, un fascisme.

Ce n’est pas au nom de cette fameuse « doctrine Mitterrand » brandie comme un fétiche par nombre de ceux qui partagent mon point de vue et qui se réuniront, ce samedi 26, au théâtre de l’Œuvre, à Paris : Mitterrand, après tout, pourrait s’être trompé ; la parole mitterrandienne, sur ce point comme sur d’autres, n’a jamais été parole d’Évangile ; je ne serais nullement gêné, autrement dit, de m’inscrire en faux, s’il le fallait, contre une « doctrine » dont on a assez vu, ailleurs, de Papon à Bousquet ou à la Bosnie, les limites, les égarements.

Ce n’est même pas au nom de cette « parole donnée », de cet « engagement pris par la France », de cette « continuité de l’Etat » qui ne saurait être « brisée » sans « honte » ni « déshonneur », invoqués par certains des amis de l’ancien apôtre de la lutte armée : là n’est pas non plus mon langage ; ce n’est pas sur ce type de critères que je me détermine et forge mes maximes ; mon amour, mon respect, de « l’Etat » ne sont, pour tout dire, ni si vifs ni si catégoriques qu’ils doivent faire passer au second plan, lorsqu’ils sont avérés, la condamnation de principe des actes terroristes.

Non. Si je reviens sur cette affaire, si je choisis, quoi qu’il en coûte (et la romancière Fred Vargas a récemment dit ce que lui a coûté de réprobation, d’incompréhension chez ses lecteurs, d’insultes, de solitude, le fait de s’être portée à la pointe de ce combat en lui consacrant un petit livre de colère, La vérité sur Cesare Battisti, Viviane Hamy), si je choisis, coûte que coûte, à la veille de la décision qui sera prise, ce 30 juin, par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, de redire pourquoi un jugement d’extradition me semblerait inique, contraire aux règles et usages de la justice de mon pays, catastrophique, c’est parce que j’ai pris le temps, moi aussi, de regarder de près le dossier et que j’y ai trouvé trois raisons au moins d’être extraordinairement prudent.

La bizarrerie, d’abord, d’un procès bâclé qui fit, en 1993, endosser par un seul homme 100 % des actes délictueux – quatre crimes de sang, plus une soixantaine de braquages – commis par une organisation dont il n’était, que l’on sache, ni le seul activiste ni, tant s’en faut, le chef.

L’anomalie juridique, ensuite, qui permettait, dans l’Italie des années de plomb, de condamner un présumé terroriste sur la seule foi d’un « repenti » négociant, en échange d’aveux possiblement fantaisistes, la réduction, voire la suppression, de sa propre peine – l’anomalie, oui, pour ne pas dire le scandale au regard de la morale et du droit, qui fit, en l’espèce, que les seules preuves « irréfutables » permettant de confondre Battisti et de lui attribuer les meurtres du gardien de prison Santoro puis du policier Campagna furent l’accusation de son ancien camarade Pietro Mutti, obtenant, lui, en retour, blanchiment et libération.

Et puis cette autre particularité, enfin, de la situation italienne qui veut qu’un condamné par contumace n’a plus droit, s’il finit par se livrer ou être livré, à un second procès lui permettant de plaider sa cause et de prouver son éventuelle innocence – cette spécificité, tout de même très problématique, qui fait que, le droit italien étant ce qu’il est et l’héritage des années noires pesant encore très lourd sur l’arsenal de ses jurisprudences et de ses lois « spéciales », Cesare Battisti, condamné à la prison à perpétuité alors qu’il avait fui son pays et qu’il n’était en mesure ni de se défendre ni de communiquer avec ses avocats, filerait, si nous l’extradions, directement et sans recours à la case prison à vie.

Je sais que les juges français savent cela. Je sais, pour le connaître un peu, que le garde des Sceaux ne peut être insensible à ces arguments de justice, d’humanité, de droit. La vérité c’est qu’aucun d’entre nous n’a de certitude quant à ce qu’a réellement fait, ou n’a pas fait, l’homme dont le destin se joue là et qui, soit dit en passant, vient encore de redire (Le Monde, 3 avril) son abjuration des « années d’errements » qui firent « tant de morts et de deuils » et dont il voudrait « éviter » la tentation chez « les jeunes gens » d’aujourd’hui. Mais la vérité c’est aussi que, dans le doute, face à cette Italie qui, encore une fois, peine à exorciser le spectre de ses années de plomb, face à ce pays ami auquel il n’est pas question de donner je ne sais quelles leçons de démocratie mais dont on ne peut ignorer non plus qu’il garde, au cœur de ses institutions, des lois dont la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme, Amnesty International, d’autres, ont eu plus d’une fois l’occasion de dire combien elles contrevenaient à « tous les accords européens et internationaux » sur les « procès équitables », la présomption d’innocence doit primer – et Battisti, par conséquent, bénéficier plus que jamais de l’hospitalité de la France.


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