« Kant a les mains pures, mais seulement parce qu’il n’a pas de mains. » Cette boutade célèbre pourrait servir d’exergue au livre de Bernard-Henri Lévy. À vouloir réconcilier comme il s’est tellement appliqué à le faire, l’espace simultané et le temps successif. Kant n’a pu échapper à la contradiction fondamentale qui fait paraître le monde objectif comme absolument déterminé alors que, subjectivement, l’être demeure indéterminé. Le piège kantien devait être déréglé par Hegel. En défendant le principe de l’État, il rendait à l’homme à la fois son autonomie et sa liberté puisqu’il lui permettait de se situer par rapport à l’État qu’elle qu’on soit la forme. C’est ainsi que Marx a pu découvrir chez Hegel la conception dialectique de la nature et de la société et, après Feuerbach, l’introduire au sein du matérialisme et, comme il l’a dit lui-même, la remettre sur ses pieds. Et n’oublions pas que, dans la dernière de ses onze notes sur Feuerbach, il écrit : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; or, il importe de le changer ». Au même moment, Stirner affirmait : « Sans l’humain, pas d’humanité, la totalité ne se comprend que par l’unité ». La gauche hégélienne avait fait du bon travail : désormais les intellectuels n’allaient pas seulement s’exprimer au nom de leur conscience, comme autrefois Voltaire et Rousseau, mais au nom d’un système philosophique, politique et économique qui allait leur permettre de jouer un rôle de plus en plus important. Les intellectuels avaient le droit – le devoir – d’intervenir dans l’organisation de la société, de la triturer à pleines mains et de prendre ainsi le risque qu’elles deviennent moins pures.

Selon les époques, on célèbrera les intellectuels ou on les vilipendera. Grâce à Zola, nous n’aurons pas à rougir éternellement de l’affaire Dreyfus. En 1927, Julien Benda les accusera de trahison. Dix ans plus tard, en URSS, certains patrouilleront sur les frontières du communisme. Quelques années encore et à Weimar, en Allemagne nazie, d’autres intellectuels français s’illustreront de triste manière. À la libération, quelques-uns en épureront quelques autres. Céline se cachera au Danemark et Brasillach, moins chanceux, sera fusillé. Camus et Sartre s’embourberont dans une querelle interminable : les combattants n’étaient pas à la hauteur du combat. Aujourd’hui, après quelques années d’assoupissement – 1968 les ayant vraiment fatigués – les intellectuels se réveilleront peut-être et l’éloge que leur adresse BHL arrive à point nommé. Que l’intellectuel ait qualité pour s’exprimer, qui en douterait ? Le sujet devient plus scabreux lorsque BHL fait le tri entre le « grosse kunst » et le « klein kunst ». Les interrogations se succèdent. Ce qui me gêne à notre époque, ce n’est pas qu’on attribue le vocable art à tout et à n’importe quoi, c’est qu’on ne marque pas de différence. Lorsque BHL reproche à Jack Lang d’avoir entretenu la confusion entre le « mineur » et le « majeur », je ne crois pas qu’il ait raison. Ce sont les médias qui favorisent et provoquent ces télescopages et ce sont eux qu’il convient d’accuser. On aura lu plus haut la phrase de Stirner et, lorsque BHL prétend qu’un seul clerc, à la limite, peut d’une certaine manière sauver le monde, il a raison. Comme il a raison de douter de la modernité et du droit. J’aime sa formule que je fais mienne : « Un intellectuel mort ? Un intellectuel qui a cédé sur la pensée. » Mais j’aime avant tout ce livre parce qu’il est écrit avec provocation – celle qui veut réveiller – pessimisme et gravité. Pour ceux qui en ont assez du cocktail culturel qui est notre boisson quotidienne où les mots et les idées s’entrechoquent sans nécessité, ce livre aura valeur d’espoir. Grâce à lui, ils découvriront ce qu’ils pressentaient mais n’osaient ni s’avouer ni encore moins déclarer : qu’à notre époque le toc tient souvent lieu de vrai, que seuls des hommes ni rétro, ni épris de modernisme, peuvent proposer un nouveau langage. Simplement parce qu’ils sont naturellement modernes, qu’ils se sentent responsables et qu’ils le disent.

L’ambition de ce livre est grande mais l’enjeu ne l’est pas moins. Il en va de notre destin et les intellectuels depuis longtemps auraient été bien avisés de tenir sans dérive le cap de la raison et de l’honneur et d’oublier parfois la route du cœur. Ce que propose BHL, c’est tout simplement que les intellectuels s’interrogent, occupent la place qui est la leur et surtout n’abandonnent pas à d’autres le soin de s’exprimer. Cinq siècles avant notre ère, Héraclite d’Éphèse avait proclamé : « Tout coule, on ne descend jamais deux fois le même fleuve ». Le mérite de BHL – entre autres choses – aura été d’alerter ses pairs et de les menacer de disparition. Le nôtre sera d’en tirer la leçon.


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