Il y a des inconnues, bien sûr.

Le personnage de McCain, déjà, que l’on aurait tort de sous-estimer : l’homme est remarquable ; inattendu dans ses refus de la torture ou de Guantanamo ; audacieux quand il combat la politique fiscale des deux administrations Bush ; le démocrate John Kerry n’avait-il pas songé, un moment, à faire ticket avec ce conservateur hors norme ?

Cette spécialité américaine et, en particulier, républicaine qu’on appelle, ensuite, la junk politic et dont nul ne peut prédire les effets dévastateurs : à quand le début des coups bas ? sur quel site internet les premiers photomontages du candidat en islamiste radical ? combien de nouveaux pasteurs Jeremiah Wright verra-t-on sortir de derrière les fagots de ces terribles « associations 527 » qui permettent, en marge des partis, et sans que leur responsabilité tant morale que financière soit engagée, de lancer n’importe quelle campagne de calomnie ?

Et puis il y a l’inconnue, enfin, d’un mode de scrutin qui n’a pas son pareil, hélas, pour refroidir les élans lyriques : considérez que l’objet de l’élection est de gagner, dans chacun des cinquante États, les délégués qui, réunis, vont ensuite élire le président ; songez qu’il n’y a, dans ces États, aucune différence entre l’emporter d’une courte tête ou à une écrasante majorité puisqu’on empochera, dans les deux cas, la totalité des délégués ; ajoutez que, dans les deux tiers desdits États, la tradition, comme les sondages, indique que les jeux sont faits et que livrer bataille n’y changera rien ; la conclusion logique de tout cela est que la campagne va se concentrer sur 15, 18, peut-être cette fois 20, « swing states », autrement dit « États bascules », où il s’agira de déplacer quelques petits milliers de voix ; et la conclusion de cette conclusion est que le débat tendra à se porter sur des questions locales, souvent infimes, et à mille lieues, en tout cas, des emballements « macropolitiques » qui donnent, à distance, effets de loupe médiatiques aidant, le sentiment d’une Obamania irrésistible.

Restent, ces précautions étant prises, trois bonnes raisons de croire en la victoire du sénateur de l’Illinois.

1. L’Amérique a changé. C’est l’ultraconservateur Huntington qui le note, dans son dernier livre, Qui sommes-nous ?: l’Amérique n’est plus ce pays protestant, anglo-saxon, européen par tradition et blanc par vocation, qui ne pouvait imaginer voir un Noir se lancer un jour, sérieusement, dans la course à la Maison-Blanche. Les deux mandats de Bush ? Le virage ultradroitier du pays après le 11 Septembre ? Les campagnes des adversaires de l’avortement ou des partisans du créationnisme anti-Darwin ? On peut y voir, certes, une tendance lourde, un mouvement de fond. On peut aussi – c’est mon cas – y voir le sursaut, le baroud d’honneur, la mobilisation désespérée d’une Amérique qui sait qu’elle est en train de mourir mais qui retarde, tant qu’elle le peut, l’heure de s’en aviser et de rendre les armes.

2. Obama n’est pas un Noir ordinaire. Non qu’il soit « seulement » métis. Mais, contrairement à un Jesse Jackson ou à un Al Sharpton, contrairement à une Condi Rice qui était, comme eux, une descendante d’esclaves et porteuse donc, à ce titre, de la mémoire de la ségrégation, il est né, lui, d’un père kényan. La différence est énorme. Car le miroir qu’il tend à l’Amérique n’est plus celui de ces temps obscurs. L’image qu’il lui renvoie d’elle-même n’est plus celle d’une culpabilité ancestrale et, au fond, insupportable. Barack Obama peut l’emporter car il est le premier Afro-Américain à faire, par la grâce de sa naissance, un pas hors des deux rangs de ce qu’on appelle ici la « guerre civile » – et le premier qui, du coup, puisse jouer la carte, non de la condamnation, voire de la damnation, mais de la séduction et, comme il le répète sans cesse, de la réconciliation.

3. Il est bon. Je veux dire qu’il est, non seulement le plus charismatique (de cela, nul ne doute), mais le plus doué des politiciens produits par la machine démocrate depuis longtemps. Rendez-vous à Denver (Colorado), swing state par excellence, où il survendra, en août, le fait qu’il ait choisi cet État, pas un autre, comme théâtre de son sacre. Rendez-vous en Floride, autre État bascule, où il est déjà en campagne contre la perspective, imprudemment encouragée par son rival, de forages pétroliers offshore. Écoutez-le, dans le Nevada, trouver les mots qui touchent la fibre de ces patriotes de première, deuxième, génération qu’on appelle les Hispaniques. Et je ne parle pas de cette grande première qu’est l’attribution à un comité spécial (et présidé, excusez du peu, par la dernière des Kennedy !) de la responsabilité du choix du futur vice-président : le gouverneur du Nouveau-Mexique ? le sénateur Jim Webb, vétéran du Vietnam ? le gouverneur Strickland comme un clin d’œil aux blue collars ? Bill Ritter, pour les catholiques ? il y a, dans le principe même de ce trébuchet politique donné en spectacle à l’entière Amérique, le plus habile, le plus rusé et, à l’arrivée, le plus rentable des tributs payés à l’incontournable bizarrerie de son système électoral.

J’ai été l’un des premiers à prendre acte, ici, il y a quatre ans, après l’avoir entendu, puis rencontré, à Boston, de l’apparition du météore Obama. Puissé-je, aujourd’hui, ne pas me tromper non plus en annonçant qu’il aura, très vite maintenant, le visage des États-Unis. En tout cas, je prends date.


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