Bien sûr, il y a des points communs entre la révolution du jasmin en Tunisie et la révolte, aujourd’hui, de l’Egypte.

Le despotisme de Moubarak est au moins aussi abject que celui de Ben Ali.

Le même mur de la peur qui tombe, les cent fleurs d’une liberté de parole tout aussi inédite et qui s’épanouissent un peu partout – ne disait-on pas, en Egypte, que le seul endroit où l’on avait le droit d’ouvrir la bouche, c’était chez le dentiste ?

La beauté de l’insurrection ; sa dignité ; cette chaîne humaine, par exemple, qui s’est spontanément organisée pour protéger le musée du Caire après que des pillards s’y étaient introduits.

La demande de démocratie ; depuis le temps que l’on nous serinait qu’il y a des peuples ontologiquement étrangers à la revendication démocratique et qui n’y ont pas droit ! eh bien, la preuve est faite que non ; et elle se fait, cette preuve, au Caire autant qu’à Tunis.

Et je ne parle pas du malaise des grandes puissances, égal dans les deux cas : jusqu’à la Chine (qu’il faudra bien s’habituer à placer au premier rang des plus puissantes des grandes puissances) qui a bloqué le mot ” Egypte ” sur son réseau de micro-blogging Sina !

Reste que les situations ne sont pas, pour autant, les mêmes et que les différences, n’en déplaise à la pensée toute faite, l’emportent sur les points communs.

Moubarak, d’abord, n’est pas tout à fait Ben Ali et, despote pour despote, offrira une résistance plus coriace : en témoigne l’habileté diabolique avec laquelle il a, dès les premières heures du mouvement, retiré sa police, ouvert les portes de ses prisons et laissé la pègre déferler sur la capitale et terroriser les classes moyennes.

Le régime de Ben Ali, ensuite, était un régime policier quand celui de Moubarak est une dictature militaire : or les régimes policiers, avec leurs réseaux de mouchards, d’agents doubles et de flics infiltrés, tiennent tant que les peuples ont peur et tombent quand ils se révoltent ; les dictatures militaires, révolte ou pas, tiennent tant que tient l’armée et ne s’effondrent que quand l’armée les lâche.

L’armée égyptienne, justement, n’est pas l’armée tunisienne : elle fut l’accoucheuse du régime avec Nasser ; son pilier, sous Sadate ; elle est, aujourd’hui, au terme de trente années d’état d’exception, l’ossature, non seulement de l’Etat, mais d’une part de la société – l’imagine-t-on, cette armée, poussant Moubarak dans son avion aussi vite que cela se fit avec Ben Ali ?

La démocratie s’apprend vite ; rien ni personne, je le répète, ne peut faire qu’une société soit condamnée à la non-démocratie ; sauf qu’il serait absurde de nier que la maturité du peuple tunisien, sa culture politique, son niveau d’alphabétisation ne se retrouvent, pour l’heure, ni dans les zones rurales de Haute-Egypte ni dans la mégalopole du Caire avec ses quartiers à l’abandon où, comme à Choubra, au nord, des millions d’habitants ont pour seul horizon les 2dollars par jour qui leur permettront de survivre jusqu’au lendemain.

D’autant que pèse enfin sur l’Egypte une hypothèque qui pouvait, en Tunisie, être tenue pour négligeable et qui est celle de l’islamisme radical : que les Frères musulmans du Caire aient été, jusqu’ici, d’une extrême prudence, c’est certain ; mais non moins certain demeure leur poids politique (en 1987, la confrérie fut le moteur de l’Alliance islamique qui, malgré la fraude massive, remporta 60sièges au Parlement !) ; non moins certain est leur quadrillage des organisations sociales du pays (n’ont-ils pas, en mars 2005, conquis pas exemple la majorité des sièges dans le syndicat des avocats ?) ; certaine encore est leur présence, depuis le soir du 27, dans toutes les manifestations (comparez, sur les rares images qui nous arrivent à travers les réseaux sociaux, le nombre de voiles et de robes noires à leur quasi-absence à Tunis) ; et non négligeable, donc, est le risque de les voir ramasser la mise après la chute de Moubarak (avec la perspective d’une Egypte virant au fondamentalisme d’Etat et devenant au sunnisme ce que l’Iran est au chiisme…).

Tout cela pour dire que les révoltés du Caire n’ont pas un ennemi mais deux : Moubarak et les Frères musulmans.

Tout cela pour dire que ce n’est pas un événement qui advient sous nos yeux, mais deux : une révolution réussie à Tunis et une autre, au Caire, qui se cherche.

Et tout cela pour souligner que, pour penser ces événements, pour les concevoir dans leur singularité et les aider à accoucher, surtout, de la meilleure part d’eux-mêmes, il faut se débarrasser des idées toutes faites : à commencer par celle d’une ” révolution arabe ” unique, émettant sur une longueur d’onde unique, et qu’il faudrait, de Tunis à Sanaa en passant par Alexandrie, saluer dans des termes identiques.

La Révolution française, après tout, a connu sa phase démocratique, puis terroriste, puis thermidorienne – sans compter, avec le culte de l’Etre suprême, son moment théocratique. Et si c’était cela qui se produisait, mais à l’échelle, non d’un pays, mais d’un monde ? Et si le même monde pouvait être le théâtre, au même moment ou presque, de révolutions spontanément démocratiques (Tunis), immédiatement terroristes (Téhéran) ou possiblement théocratiques (une Egypte où l’on ne barrerait pas la route, tout de suite, aux Frères) ? Et si l’on osait, dans ce monde comme dans les autres, rêver de révolutions sautant leurs funestes étapes pour aller droit à un Thermidor heureux (aspiration, à l’heure où j’écris, des forces vives de la révolution en marche en Egypte) ? C’est une hypothèse. Mais qui a le mérite de dire pourquoi l’on se bat et contre qui.


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