Bernard-Henri Lévy, voici un an, revenait de son exploration des plaies vives de notre monde avec un livre et un film : Sur la route des hommes sans nom. Déjà, il s’avançait dans les tranchées boueuses du Donbass sur les premières lignes du conflit avec la Russie. Un an après, la guerre d’Ukraine n’est plus oubliée. Les hommes et les femmes qui la font ont un visage, et souvent un nom. Comme ont un nom les villes qui depuis ont subi l’éventration par les missiles et les soldats russes – Boutcha, Severodonetsk, Irpin, Marioupol… Ce sont ces noms et ces visages que Bernard-Henri Lévy est allé retrouver sur place, poursuivant inlassablement ce travail d’histoire immédiate qui ne cherche pas le froid recul ni la tempérance de l’analyse, mais sonde à même la chair les blessures et les drames.
De tous, Lévy aurait pu être le moins étonné par l’invasion. Il avait humé l’air de Kiev, rencontré Zelensky et Porochenko, vu les Russes se masser aux frontières. Quelques jours à peine après le lancement des opérations russes, il réunissait au Théâtre Antoine des intellectuels, des artistes, des politiques pour sonner l’alerte et provoquer le ralliement. Puis, il partait pour Odessa et ailleurs, filmer, témoigner, avec son fidèle Gilles Herzog. Avant les télévisions occidentales, avant les visites officielles. Et pourtant. Dans ce film qu’il rapporte, jamais ne point l’arrogance d’un “je vous l’avais bien dit”. Au contraire, à travers les huit chapitres qui scandent cette grosse heure de film, tout n’est, de la part de ce témoin, qu’effarement, sidération devant les ruines et les massacres, dégoût devant ce que la guerre fait aux hommes – et surtout cette guerre poutinienne qui de la guerre ne respecte aucune règle.
Voici les souvenirs de Kiev en révolution, voici les images des villes d’Ukraine bombardées, si comparables à Alep ou Mossoul écrasés, et voici, dans un restaurant de Kiev, ce dialogue si singulier, du temps de la paix, avec un Zelensky grave et rieur. Mais l’archive ne donne pas sens. Quand il déambule dans Boutcha, le Oradour ukrainien, Lévy ne sait où regarder tant l’horreur partout se révèle, cadavres bleuis, femmes en pleurs, maisons détruites, charniers, tombes creusées à la va-vite. Même accoutumé aux souffrances de la guerre, il reste comme interdit devant la brutalité des bombardements, leur gratuité, devant aussi la sérénité gaie d’enfants encore prompts à jouer, le courage inouï des combattants de l’usine Azovstal prêts à mourir pour leur pays. Défilent dans des paysages de ruines et de désolation des soldats, des civils, de simples citoyens pour qui l’hymne ukrainien est devenu la chanson qui rassure et qui réchauffe, antienne funèbre.
Cette guerre est notre guerre
Le commentaire en voix off de Lévy est le plus lent, le plus grave, qu’on ait entendu dans ses films. Chaque mot se détache avec son poids d’énigme et de scandale. Car au fond, ce qui stupéfie, c’est la cécité de cette violence. Le film montre le point de vue des combattants, mais l’on n’aperçoit pas de Russes, sauf peut-être un char de temps en temps. Des Russes nous ne voyons que l’oeuvre de mort. Aussi y a-t-il dans cette voix off constamment comme un frisson dont on ne sait s’il est celui de l’incompréhension ou bien de la tentative radicale, tendue, de la raison pour quand même décrire, pour quand même comprendre. C’est probablement les deux qui lui donnent ce poids si singulier, quasiment hypnotique.
Au fil du film se dresse alors une évidence. Cette violence qui frappe de nulle part, pour des raisons qu’on ne peut entièrement percer à jour, qui tue les civils avant même de tuer les soldats, qui crée la misère et la douleur, cette violence-là n’a, en réalité, aucune limite parce qu’elle n’a d’autre objet qu’elle-même. Dans ce propos qui fouaille la terre révulsée des champs et les ruines amoncelées des immeubles, dans cette caméra qui scrute la face émaciée des combattants, on sent une recherche intime, presque obsessionnelle : serait-ce donc là au fond le visage du Mal ? Oui, c’est bien cette grimace hideuse du Mal que révèle ce film, et sa conclusion n’en est que plus évidente : cette guerre est notre guerre. Car le Mal ne distinguera pas entre nous et eux. Il ne l’a jamais fait, il ne le fera jamais.
Si l’on suit ces parcours dans des décors blafards d’apocalypse, c’est parce que dans tout cela un mystère nous retient et peut-être nous fascine : Lévy, sans grands mots, en restant presque à fleur de faits et de dates, convoque partout tacitement une métaphysique. Tous ces hommes qui semblent affronter les Russes et leur chef, Poutine, semblent aussi courageux que presque dépassés par la violence qui s’abat, de façon ininterrompue, et qui se donne des prétextes mensongers (la dénazification de l’Ukraine) pour intensifier ses destructions. Rien de rationnel ne justifie cette violence. Elle n’est que l’expression de la déraison suprême qu’est cette fatalité du Mal.
Pourquoi l’Ukraine ?
D’où le sinistre écho que renvoie le titre même du film : Pourquoi l’Ukraine ? Oui, pourquoi la main du destin s’est-elle abattue sur ce pays aspirant à la démocratie et la liberté ? Pourquoi cet orage d’acier sur ce pays précisément ? Eh bien précisément parce qu’il aspirait à la démocratie et à la liberté. C’est-à-dire au contraire du Mal. Si Bernard-Henri Lévy a pu le premier entrer dans le scandale de cette guerre, c’est parce qu’il ne lui a pas réservé l’analyse un peu distante de l’expert ni même du journaliste. Il en a lu les causes et les effets en moraliste. C’est cela que montre le film : le renversement de toute forme de morale par le despotisme et le goût du sang, et l’infini d’horreur qui en résulte.
Cela fait de ce film non pas une leçon d’histoire, ni une leçon de politique, mais bien une leçon de philosophie morale. De là, la force singulière de Zelensky, qu’on voit ici en clown dansant, puis en président gouailleur, enfin en chef de guerre. L’ombre de sa stature se projette sur tout le film parce que chez lui s’est produite cette transfiguration morale qui seule vaut face au Mal. Courageux, il l’est ; déterminé, il l’est aussi ; mais plus encore que tout, il porte haut face à la haine et la dévastation l’intégrité de cette conscience morale qui se raidit contre qui veut la briser.
Révérence gardée pour les reportages, ce film n’est pas un reportage. Entrelaçant hier et aujourd’hui, sondant les coeurs, il possède une autre ambition. Celle de nous faire toucher du doigt, une fois de plus, avec cette constance obsessionnelle chez Bernard-Henri Lévy, l’abysse du Mal en action dans l’Histoire. Elle est de nous faire voir son museau immonde. Elle est de nous sortir de notre assoupissement somnambule pour nous asséner une fois de plus le spectacle de ce que font la violence et la haine quand elles se donnent libre cours, bafouant toute règle, toute loi, et toute décence. Le film n’est pas seulement ce témoignage sur la violence de Poutine : il est en soi-même un film violent, glaçant, narré d’une voix où passe plus d’une fois l’effroi de ce qu’elle narre.
L’Ukraine aujourd’hui. Ou demain ? A la fin du film, ces quelques soldats en T-shirt, dans le froid gris, attendant dans une plaine triste que l’ennemi surgisse, apparaissent comme les sentinelles avancées de nos libertés si souvent mégotées. Oui, ce que dit ce film, c’est que face au Mal, il n’est qu’un seul choix possible, que les Ukrainiens, pour notre plus grande chance, ont embrassé avec ardeur : devenir des héros.
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