Nul ne sait, à l’heure où ces lignes sont écrites, ce qui adviendra de l’initiative de paix menée, depuis la semaine dernière, par François Hollande et Angela Merkel.

Mais ce que chacun devrait savoir, c’est que cette initiative est la dernière chance de faire échec par la seule diplomatie à l’aventurisme, au jusqu’au-boutisme, au bellicisme du Kremlin.

Car il faudrait tout de même se décider à regarder les choses en face et à cesser, comme on fait presque partout, de renverser les rôles.

C’est Poutine, et Poutine seul, qui a pris le risque historique de la confrontation avec ses voisins.

C’est Poutine, et Poutine seul, qui, en envoyant ses bombardiers flirter avec l’espace aérien, hier de l’Estonie ou de la Pologne, aujourd’hui de la France, s’essaie au petit jeu de la guerre des nerfs entre puissances dont sa presse prend un malin plaisir à souligner que ce sont parfois des puissances nucléaires.

C’est Poutine, et Poutine seul, qui, pour la première fois depuis la guerre froide, a pris la terrible décision d’envoyer des soldats tenter de modifier par la force, aux marches de l’Europe, les frontières d’un pays-clé dans l’architecture du système de sécurité collective qui assure la paix à nos peuples.

C’est Poutine, et Poutine seul, qui – du jamais-vu depuis, cette fois, la Seconde Guerre mondiale ! – est allé rechercher au musée des horreurs politiques les thèmes tristement fameux d’un nationalisme linguistique (est russe qui parle russe… est allemand qui parle allemand…) qu’on pensait discrédités à jamais par la lointaine affaire des Sudètes, puis l’Anschluss.

C’est encore et toujours Poutine qui, en soutenant ostensiblement tout ce que le continent compte de partis racistes et antisémites, en appuyant, voire en finançant, tous les Podemos, Syriza et autres Front national dont le but avoué est de déstabiliser l’Union européenne et ses règles, en affichant son alliance avec une Hongrie devenue, avec Viktor Orban, le maillon faible de l’Union, c’est encore et toujours Poutine, oui, qui s’ingère dans les affaires de l’Europe et c’est encore et toujours lui qui, comme s’il poursuivait une vieille et tenace vengeance et comme si son revanchisme nous tenait pour responsables de cette chute de l’Union soviétique où il a toujours vu « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », semble s’ingénier à en saper les fondements.

Et quant aux arguments régulièrement brandis par les partisans du lâche apaisement, il est frappant de constater qu’ils sortent droit, eux aussi, de l’arsenal – rhétorique, pour le coup – du poutinisme.

L’Ukraine appartiendrait historiquement à la Russie ? Et, en occupant la Crimée puis le Donbass, l’héritier de Nicolas Ier et de Staline ne ferait que récupérer son bien ? Cet argument, outre qu’il est historiquement faux et que l’État-nation russe n’est pas plus ancien que l’ukrainien, vaudrait demain, si nous l’acceptions, pour tel morceau des pays Baltes ou de la Pologne – et il permettrait aux Polonais (qui étaient à Moscou au début du XVIIe siècle) de revendiquer, à l’inverse, la propriété de la capitale russe.

La Russie, en se conduisant de la sorte, ne ferait que réagir à l’« humiliation » sourde et silencieuse que lui ferait subir l’Europe depuis vingt ans ? Elle tenterait, ce qui est bien naturel, de briser l’« encerclement » imposé par l’« Empire » ? Cet argument n’a, lui non plus, pas de sens. Il apparaît grotesque quand on songe à l’insistance avec laquelle on l’a invitée, au contraire, à rejoindre le Partenariat pour la paix (1994), le Conseil de l’Europe (1996), la Charte de sécurité européenne de l’OSCE (1999) ou le Conseil conjoint Otan-Russie (2002). Et il est même parfaitement indécent pour peu qu’on se souvienne du soin avec lequel on a veillé, depuis la chute du Mur, à ne pas poster de forces étrangères dans l’ex-Allemagne de l’Est, à ne pas déployer en Pologne d’engins balistiques de longue portée susceptibles de froisser Moscou et, dans le moment même où on lui vendait des Mistral, à fermer à la Géorgie et à l’Ukraine les portes de l’Otan…

Bref, l’Europe est confrontée, en Ukraine, à une situation dont c’est peu dire qu’elle ne l’a pas choisie.

Et elle avait, face à cette crise gravissime mais orchestrée, de bout en bout, par le Kremlin, deux attitudes possibles.

Soit laisser faire et, en cédant aux partisans d’une Eurasie qui se présente elle-même comme un projet géopolitique et idéologique alternatif à celui de l’Union européenne, jouer son honneur, perdre son âme et laisser s’enhardir, à l’intérieur comme à l’extérieur, les forces dont le seul projet est de la voir se désintégrer.

Soit réagir, faire front face à la menace qui, par-delà Sébastopol et Lougansk, menace le projet de paix perpétuel rêvé par les philosophes kantiens et réalisé, de Konrad Adenauer et Robert Schuman à Helmut Kohl et François Mitterrand, par les pères fondateurs de l’Europe – et se porter résolument, alors, au secours d’une Ukraine devenue, bien malgré elle, la sentinelle de l’Europe démocratique.

C’est à cette seconde attitude que l’Europe, sous impulsion notamment française, s’est résolue.

C’était la voie de la sagesse – mais à condition de garder présent à l’esprit que l’option diplomatique, si elle est de loin la préférable, n’est évidemment pas la seule et que l’on pourrait avoir à se résoudre, faute de parvenir à arrêter Poutine, à donner à Porochenko les moyens militaires de se défendre vraiment.


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