Reprenons.

Si « le » référendum n’est pas « la » démocratie, s’il n’en est pas la voie royale ou la forme la plus aboutie, ce n’est pas parce qu’on feindrait d’y poser une question (« Voulez-vous rester dans l’Europe ? ») et qu’on en aurait une autre dans la tête (« Voulez-vous David Cameron renforcé à la tête du Parti conservateur » ?) : il en va ainsi, après tout, de toutes les consultations – y compris locales – qui finissent toujours par ressembler à des votes de confiance ou de défiance à l’endroit du pouvoir en place.

Ce n’est pas non plus que ce genre de campagne référendaire soit émaillé de mensonges gros comme Nigel Farage et ses fameux 350 millions de livres censés être versés, chaque semaine, au budget santé du pays : quel candidat, à quelque élection que ce soit, n’a jamais menti ? et connaît-on un scrutin, un seul, où la tâche des électeurs n’ait été de séparer le bon grain des bons programmes de l’ivraie des fausses promesses qui n’engagent, selon le mot célèbre, que ceux qui les reçoivent ?

Ce n’est même pas, comme on l’a beaucoup lu à propos du Brexit, qu’il y ait des questions trop complexes pour que le peuple puisse en décider seul : toutes les questions d’aujourd’hui sont des questions complexes ; de toutes (défense, fiscalité, paix et guerre entre les nations, régulation de l’économie…) l’on pourrait dire qu’elles requièrent une quantité et une qualité d’information peu compatibles avec le court-termisme de la temporalité politique postmoderne ; va-t-on revenir, pour autant, au suffrage censitaire ? au gouvernement des experts saint-simoniens ? à Platon jugeant le peuple trop versatile et trop esclave de ses propres passions pour ne pas laisser la place au gouvernement des « meilleurs » ? va-t-on renoncer, autrement dit, au pari (car c’est évidemment un pari – mais un beau pari et sans lequel il n’y a plus de démocratie du tout…) qui suppose que, de n’importe qui disputant de n’importe quoi, peut surgir un moindre mal ou un bien ?

Non.

Il y a trois autres raisons, propres au référendum en tant que tel, qui font de lui la caricature, la grimace, le degré zéro de la démocratie.

1. C’est bien beau d’attendre du peuple qu’il réponde à une question. Mais quid de la question même ? qui l’a pensée et formulée ? et faut-il être grand clerc pour savoir qu’il y a autant de pouvoir dans le fait de poser la question que dans celui d’y répondre et que, de ce pouvoir-là, du pouvoir de choisir les mots que l’on va mettre sur la chose, de ce pouvoir qui, par parenthèse, et comme l’avait, pour le coup, bien vu Platon, est la porte ouverte à toutes les manipulations, toutes les démagogies, toutes les tyrannies, le peuple est absolument exclu ?

2. Supposons la question posée. Puis la réponse donnée. N’y a-t-il pas une autre façon, encore, d’exercer la souveraineté qui tient à la façon dont cette réponse, une fois publiée, sera mise en musique et appliquée ? la vie d’une démocratie n’est-elle pas, d’une manière générale, dans l’adaptation de la chose votée aux circonstances, au temps et, surtout, à la masse considérable des décisions déjà actées et qui font jurisprudence ? et n’y a-t-il pas une dangereuse illusion, alors, dans le fait de dire aux gens « vous êtes souverains » sous prétexte qu’ils ont voté un « Brexit » dont ils ne maîtrisent ni les modalités, ni la faisabilité, ni le rythme ?

3. Et puis quelle est cette souveraineté, enfin, où l’on n’attend des citoyens qu’un « oui » ou un « non » ? croit-on que ce langage binaire, ce langage d’ordinateur ou de robot, puisse être le dernier mot de la démocratie ? et de qui se moque-t-on quand on prétend solder par ce oui ou par ce non, par ce vote bloqué et ce 49.3 plébiscitaire, une question qui, en réalité, recèle toujours des questions diverses, relevant de registres différents et dont certaines exigent des réponses extraordinairement nuancées ? Dans le cas du Brexit : à quelle part de son pouvoir d’achat est-on disposé à renoncer pour prix de l’insularité retrouvée ?… à combien d’emplois dans les secteurs de la banque et des services ?… à quel pourcentage de la valeur de la monnaie nationale ?… et est-on prêt, pour ne plus dépendre de Bruxelles, à se séparer de l’Écosse et de l’Irlande du Nord ?…

Ajoutez à cela que la démocratie n’est la loi de la majorité qu’à condition que cette loi fasse droit aux droits des minorités : un référendum ne le fait pas.

Ajoutez-y que la loi de la majorité comme, d’ailleurs, les droits des minorités ne méritent le qualificatif de « démocratiques » que s’ils sont assujettis d’abord, et en amont, à cette troisième loi, supérieure, que les premiers démocrates appelaient la loi naturelle : Hitler organise un référendum sur l’Anschluss en 1938 ; Pinochet, en 1988, sur son éventuel maintien au pouvoir ; les dictateurs thaïlandais, aujourd’hui, sur leur projet de Constitution ; dans aucun de ces trois cas, on ne se hasardera, je présume, à parler de démocratie ; et ce, parce que la démocratie tient moins à la loi du nombre qu’à la fidélité à une poignée de principes essentiels et presque transcendants.

Ajoutez-y enfin que, dans une démocratie digne de ce nom, une majorité est toujours plus ou moins « qualifiée » selon l’importance de l’enjeu : il y a des enjeux qui supposent la majorité simple des votants ; d’autres, la majorité absolue ; d’autres, le vote d’une Chambre, puis d’une autre ; d’autres, la réunion d’un conclave ou d’un congrès ad hoc ; comment admettre que puisse tenir à une voix près une décision où se jouent la survie même de l’Europe, celle du Royaume-Uni et, peut-être, celle de la paix du monde ?

Pour toutes ces raisons, et quelques autres, il n’est plus supportable d’entendre dire : « au Royaume-Uni, avec le Brexit, c’est la démocratie qui a parlé. »


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