C’est une vraie spécialité française.

Je ne connais pas, chez nous, un homme politique de premier plan qui n’ait, à un moment ou un autre de son existence, considéré qu’écrire un livre était un passage obligé de sa carrière.

Est-ce le prestige, plus vif qu’ailleurs, du livre et de la chose littéraire ?

Est-ce le lien, particulièrement étroit depuis les Encyclopédistes et la Révolution française, entre la plume et l’épée, la politique et la littérature ?

Seraient-ce les écrivains qui auraient donné l’exemple en rêvant, comme Chateaubriand, d’être ministre ? ou, comme Malraux, de s’illustrer par les armes autant que par la littérature ? ou, à l’inverse, le syndrome Stendhal se lamentant de Waterloo qui l’empêche, à huit jours près, d’être nommé « préfet du Mans » ?

Le fait, en tout cas, est là.

De Richelieu se voulant auteur de théâtre à de Gaulle fasciné, justement, par Malraux, de Clemenceau écrivant pour l’opéra à François Mitterrand que j’ai entendu dire, à maintes reprises, que rien ne lui semblait plus enviable en ce monde que d’avoir écrit La Chartreuse de Parme, nous sommes ce pays bizarre où, si les écrivains sont souvent des hommes d’action manqués, les hommes d’action sont toujours, eux, des écrivains ratés.

Ici, aux États-Unis, les Présidents écrivent leurs mémoires après coup, quand vient l’heure de se justifier et de raconter la geste de leur règne ; la France est ce pays étrange où ils les écrivent avant, dans l’élan de la conquête – ainsi que l’a encore fait, comme les autres avant lui, celui qui passait pour le moins littéraire de tous, Nicolas Sarkozy…

De ce livre – ou plutôt de ces deux livres, compilés en un seul pour les besoins de cette publication américaine – j’imagine que l’intention première était de faire une sorte de programme présentant, avant la bataille, une certaine idée de la France et de son avenir.

Mais dans la perspective créée, maintenant, par la victoire et par l’accession à l’Élysée de ce Bonaparte new-look, il prend un autre sens et une coloration toute différente – un autoportrait en pied et en mouvement, d’autant plus précis et précieux qu’il n’était pas fait pour cela.

On y découvre le premier président de la République qui, lorsqu’il évoque ses relations tumultueuses avec celle qui est devenue, entre-temps, la première dame de France, ose parler d’amour, vraiment d’amour : orages, transports, femme de ma vie, désir, souffrance – et si cette passion-là comptait plus, à la fin, que la passion de la puissance et du pouvoir ?

On y découvre un homme jeune, apparemment heureux et qui, de cette bonne humeur affichée, semble vouloir faire un élément de son programme : on a beaucoup dit de son escapade à Malte, au lendemain de son élection, sur le yacht trop cossu d’un milliardaire français, qu’elle était sa première faute politique – et si c’était l’inverse ? et si le geste s’accordait avec cette part de son projet qui est de déculpabiliser à l’extrême, c’est-à-dire jusqu’au kitsch et au mauvais goût, le luxe, la réussite, l’argent ? et s’il y avait, chez ce jeune Président, la volonté de réconcilier la France, sinon avec le bonheur, du moins avec ceux de ses signes que notre puritanisme, notre dépressionnisme, notre phobie de l’éclat et du succès, ont longtemps déconsidérés ?

On y découvre un personnage qui parle de tout, absolument de tout, sans langue de bois ni tabous, sans l’ombre d’une gêne ni d’une censure, vie publique et vie privée, sujets nobles et sujets moins nobles, doutes, certitudes, jugements à l’emporte-pièce sur tel adversaire ou partenaire, reparties cinglantes, insolences, tout y passe, rien ne nous est épargné de ce qui lui traverse le cerveau : souvent, dans les relations que j’ai eues avec lui dans le passé, j’ai noté ce trait de son caractère qui veut qu’il n’y ait pas d’idée qui lui passe par la tête sans qu’il éprouve le besoin de s’en libérer aussi vite en la claironnant à la cantonade ; Sarkozy ou le seul exemple que je connaisse de « sujet sartrien » parfait ; Sarkozy ou le prototype de cette subjectivité dont l’auteur de L’Être et le Néant notait qu’elle tire sa force et, surtout, sa liberté du fait qu’elle est sans for intérieur, sans réserve ni intimité, sorte de lieu vide, ou de pur lieu de transit, où les informations, impressions, émotions, circulent sans jamais vraiment s’arrêter.

Et puis on y découvre enfin – les Américains, notamment, y découvriront – le premier de nos Présidents dont le rapport au reste du monde semble imprégné de ce que le mouvement antitotalitaire des années 1970 et 1980 a su produire de meilleur : fidélité à un Israël dont le sort ne saurait dépendre des « soubresauts de nos intérêts dans les sociétés arabes » ; sensibilité aux génocides et, en particulier, à la Shoah, cette « tache sur le XXe siècle et, au-delà, sur toute l’histoire humaine » ; refus d’un « relativisme culturel » qui ferait considérer le « drame tchétchène » ou le « sort des prisonniers politiques » en Chine avec d’autres yeux que s’il s’agissait de tragédies européennes ; souci des droits de l’homme dans les rapports entre les Etats et entre, notamment, les démocraties et les dictatures ; sans parler de l’Amérique elle-même à laquelle, dès la préface, il déclare une admiration, un amour, dont on sent qu’il ne sont pas feints et qui tranchent avec l’antiaméricanisme de principe qui, pendant des décennies, fit office de programme commun à l’essentiel de la classe politique française.

Alors, pourquoi, compte tenu de cela, n’ai-je pas voté pour cet homme ?

Et d’où vient que j’aie même, tout au long de la bataille électorale, et à la différence de la plupart de mes camarades de combat idéologique depuis trente ans, fermement combattu celui qui se décrit là sous un jour aussi aimable ?

Je m’en expliquerai ailleurs, autrement, le moment venu.

Je dirai comment tel propos sur l’identité nationale et le moyen de la préserver m’ont fortement éloigné de lui.

Je dirai pourquoi être un Français du XXIe siècle c’est se déterminer par rapport à quelques événements majeurs et, d’une certaine façon, séminaux comme, par exemple, Vichy, le colonialisme ou les événements de Mai 1968.

Et je dirai comment, en prenant sur ces trois questions les positions qu’il a prises, en disant et répétant que Vichy n’avait pas été partie prenante du « génocide », en martelant que la France n’avait pas à rougir de son œuvre « civilisatrice » en Algérie ou en promettant, dans le cas où il serait élu, de « liquider » cet « héritage » de Mai 68 qui est, depuis quarante ans, la blessure secrète, le tourment, parfois le cauchemar, de la frange la plus réactionnaire de la droite de mon pays, Nicolas Sarkozy s’est coupé d’hommes comme moi.

Mais, dans ce livre déjà, l’essentiel avait été dit.

Dans ce livre que je n’avais, je l’avoue, pas lu lors de sa parution française, je découvre aujourd’hui que le logiciel était en place.

Ces pages sur la repentance, par exemple. Ou ces pages, plus exactement, sur l’amour d’une France qui devrait être « fière de son passé » et qu’il faudrait aimer « en bloc », sans nuances, loin de ce « dénigrement systématique » où le possible futur Président voyait déjà une forme de maladie. Je ne suis pas, moi, contre un peu de dénigrement. Je ne suis pas contre l’idée de responsables politiques et, donc, de citoyens disant le chagrin, la pitié, parfois l’horreur, que leur inspirent telles pages plus ou moins noires de leur histoire nationale. Je pense, en d’autres termes, qu’il y a un bon usage de la honte en politique et que ne pas faire usage de ce bon usage, ne pas se sentir, comme disait Levinas, « comptable », ou même « otage », des crimes que l’on n’a pas commis et, à plus forte raison, de ceux où l’on a, soi ou les siens, un peu trempé, c’est faire ce que Sartre – encore lui – appelait une politique de « salaud ». Où en seraient les États-Unis s’ils n’avaient pas honte de leur passé esclavagiste, puis raciste ? Où en serait la France si, au prétexte que nous n’avons, comme dit Sarkozy, enfanté « ni Hitler » (ce qui est exact), « ni Staline » (ce qui est moins certain, vu la part prise par l’intelligentsia française à la fabrication de la vulgate stalinienne), « ni Pol Pot » (ce qui, pour le coup, est carrément douteux étant donné que Pol Pot et les siens ont tous été formés, précisément, dans la patrie des droits de l’homme, à Paris) – où en serions-nous, donc, si nous entonnions en chœur ce sinistre « fiers d’être français » que fredonne le nouveau Président et qui revient à faire l’impasse sur, par exemple, l’antisémitisme massif de l’époque de l’affaire Dreyfus, ou l’enthousiasme collaborationniste des élites administratives et culturelles des sombres années Vichy, ou la pratique de la torture d’Etat dans les dernières années de la guerre d’Algérie ?

Ces pages sur la crise des banlieues qui, à l’automne 2005, alors qu’il n’était encore que ministre de l’Intérieur, faillit embraser la France et emporter, dans la tourmente, son propre destin politique. Nicolas Sarkozy, dans ce livre, revient en détail sur l’affaire. Il rappelle – et il a raison de le faire – dans quelles circonstances exactes il prononça la fameuse phrase (« je vais vous débarrasser de cette racaille ») qui contribua si fortement, dans toute une partie de l’opinion, à sa diabolisation. Il explique – et il est, là encore, convaincant – comment l’idée même de « racisme » ou de « xénophobie » ne peut qu’être insupportable au fils d’immigré qu’il est lui-même et qui croit en une France « devenue multiple » et riche de sa « diversité ». Là où il dérape, en revanche, là où il se trahit et trahit, surtout, en lui le conservateur définitif, c’est quand il ne veut voir dans ces mini- émeutes que des accès de violence insensés, nihilistes, justiciables d’un pur traitement policier et où seul l’indécrottable conformisme intellectuel de ce qu’il appelle la « pensée unique » peut continuer de voir l’ombre d’un « mouvement social »… Je ne suis pas sarkozyste, je ne peux pas être sarkozyste, parce que j’ai vu, moi, en effet, dans ces émeutes, cette ombre d’un mouvement social. Un mouvement terrible, certes. Un mouvement brutal et sauvage, sans aucun doute. Un mouvement qui, pour la première fois dans l’histoire de ce type de mouvements, pouvait apparaître, en effet, comme muet, aphasique, brûleur d’écoles et de dispensaires, au sens propre barbare, voire idiot (encore que… la rage des Communards incendiant jusqu’à la bibliothèque des Tuileries… était-elle, cette rage, tellement plus articulée que celle des jeunes chômeurs en détresse qui incendient, aujourd’hui, la maternelle de leurs enfants ou la voiture de leur papa ?). Mais enfin un mouvement social quand même. Et un mouvement auquel il fallait – auquel il faut toujours – appliquer un traitement, non seulement pénal, mais social.

Et puis il y a ce pragmatisme, il faudrait dire cet opportunisme et, à la fin, ce cynisme dont on a vu les effets au lendemain de la victoire quand il s’est trouvé placé, tel un enfant vorace au milieu du magasin de friandises ou de jouets – avec une voix qui lui susurrait : « voilà ; ça y est ; tout cela, maintenant, est à toi ; c’est gratuit ; sers-toi »… Il s’est servi, en effet. Il a pour ainsi dire raflé, à chaque étage du magasin, les proies les plus désirables. L’icône Kouchner. Le sage Védrine. Les chevaliers du Saint-Graal mitterrandien dont il nous dit, dans le livre, combien il les a, jeune ministre, admirés. Les totems de la gauche. Les légendes de la littérature et du spectacle. Qui est le saint patron des socialistes ? Léon Blum ? Eh bien qu’on m’amène Léon Blum ! Le Christ des communistes ? Guy Mocquet ? Eh bien qu’on m’amène, non pas certes Guy Mocquet, ce résistant de 17 ans, fusillé par les nazis, mais sa dernière lettre à ses parents, si belle, si déchirante ! Et la reine des victimes d’aujourd’hui ? A qui la sombre couronne du martyre et de la souffrance contemporains ? Ingrid Betancourt, dites-vous ? Mais qu’on aille donc chercher, sans tarder, la famille Betancourt au grand complet et qu’on la conduise à l’Elysée !

Je ne nie pas que tout cela puisse avoir des bons côtés. Ni que, précisément du fait de cet appétit, Nicolas Sarkozy puisse nous réserver d’heureuses surprises – comme d’ordonner, en effet, que l’on donne lecture dans les écoles, à chaque rentrée scolaire, de la lettre de Guy Mocquet ; ou de finir par obtenir, à force d’énergie et de volonté, la libération effective d’Ingrid Betancourt aux mains des FARC depuis quatre ans ; ou encore – qui sait ? – de faire plier les Chinois sur le terrible dossier du Darfour dont ils ont, comme chacun sait, la clef car ils sont les tuteurs du régime assassin de Khartoum.

Je dis juste qu’il y a là un rapport à la mémoire qui, de nouveau, trouble et gêne. Les hommes, d’habitude, ont une mémoire. Elle peut être complexe, contradictoire, paradoxale, confuse. Mais enfin c’est la leur. C’est le fondement de ce qu’ils sont et de l’identité qu’ils se sont donnée. Lui est un flibustier des identités. Un mercenaire de la mémoire des autres. Il prétend à toutes les mémoires c’est-à-dire, en fin de compte, à aucune. C’est notre premier Président sans mémoire. C’est le premier de nos Présidents qui veut bien de toutes les idées car elles lui sont indifférentes. Et c’est la raison pour laquelle, s’il y a bien un homme qui, dans la France d’aujourd’hui, incarne – ou prétend incarner – cette fameuse fin des idéologies à laquelle, pour ma part, je ne peux me résoudre à croire, c’est lui, encore lui, Nicolas Sarkozy, le sixième président de la Cinquième République française.

Cela fait un drôle d’effet d’avoir un Président dont tant de choses (sa politique étrangère) vous rapprochent et dont tant d’autres (sa sensibilité, son style, ce cynisme dont je parle, ce rapport à la mémoire) vous séparent irrévocablement. Ce sera mon lot dans les cinq ou dix ans qui viennent. Mais pourquoi pas ? C’est très bien.


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