Avec la prise d’otages de Beslan, avec ce massacre d’innocents qui nous frappe tous d’une terreur presque sacrée, avec cette cruauté, ce carnage, avec la décision insensée de briser ce tout dernier tabou qu’est le tabou de l’enfance, le terrorisme international vient de franchir un degré nouveau dans l’escalade.
Pas d’excuse, à cet égard, pour les hommes et les femmes capables d’une telle abomination.
Pas d’explication – le désespoir, la misère, les crimes d’Etat de l’armée russe – qui, en inscrivant ce geste dans la continuité d’une histoire pitoyable et tragique, vaudrait justification, excuse.
Et évidence – immédiate, indiscutable – d’une compassion dont le seul et unique objet doit être le spectacle de ces familles brisées, ivres d’incrédulité et de douleur, qui portent, depuis vendredi, le deuil des enfants martyrs d’Ossétie.
N’empêche.
Oui, n’empêche que cette évidence ne doit pas nous dispenser non plus d’un minimum de réflexion critique sur les tenants et aboutissants du drame.
Poutine, par exemple. La façon dont Vladimir Poutine n’a cessé, durant toute la durée de la crise, de désinformer les parents, de mentir, de faire taire les journalistes trop curieux, de saboter les possibles médiations. La brutalité de l’intervention. La folie de ces chars qui, selon certains témoignages, tirèrent au canon sur les murs de l’école. Cette indifférence à la mort des autres que l’on avait déjà vue à l’œuvre au moment du naufrage du « Koursk » ou de la prise d’otages du théâtre de la Doubrovka et qui l’a conduit, là, en lançant dans la bataille des éléments insuffisamment armés et entrainés du FSB, à prendre sciemment le risque d’un terrible bain de sang. Il faut dire et répéter cela. Il faut dire et répéter que Poutine, au lieu, comme il l’avait annoncé vingt-quatre heures avant l’assaut, de tout faire pour « protéger les enfants », a littéralement donné, au contraire, le signal de la boucherie. Les terroristes sont les terroristes, mais Poutine leur a pavé la voie.
Les Tchétchènes. La façon dont on essaie déjà, à Moscou, de faire que la nation tchétchène tout entière sorte déshonorée de l’aventure. L’alqaedisation de la Tchétchénie. La disqualification dont on voudrait frapper les plus modérés de ses mots d’ordre indépendantistes. L’amalgame, autrement dit, entre le fait de protester contre le meurtre méthodique de ces autres enfants martyrs que sont les enfants de Tchétchénie et l’appartenance à la nébuleuse noire d’un terrorisme universellement réprouvé. Cet amalgame n’est pas supportable. Il faut, en même temps que l’on pleure les morts de Beslan, refuser de toutes ses forces l’assimilation de tous les Tchétchènes à ce symbole moderne de l’inhumanité qu’est le meurtre de masse des civils. Il y avait des Tchétchènes, bien entendu, parmi les trente ou quarante geôliers de toutes nationalités qui ont investi la petite école ; mais c’était, déjà, une prise d’otages – c’était une poignée de nihilistes faisant main basse sur une cause dont ils se moquaient, par définition, autant que Ben Laden des Palestiniens.
Les Tchétchènes, encore. L’idée, qui court déjà les rues d’Ossétie et de Russie, que seule une solution définitive à l’interminable question tchétchène permettra à l’Etat de se remettre de son 11 Septembre national. Les Tchétchènes ne sont pas des humains, dit l’un, ce sont des animaux, des fauves… Staline n’avait pas tort, dit l’autre, de vouloir les exterminer jusqu’au dernier – il faut, jusque dans les chiottes, aller finir le travail du maître de toutes les Russies… Et voilà toute la classe politique et militaire post-soviétique qui, de fait, tient pour acquis que c’est, non pas moins, mais plus de terreur antitchétchène qui seule sera en mesure de répondre à la terreur des terroristes… Eh bien, sur ce point aussi, il faut se désolidariser de la classe politique et militaire post-soviétique. Eh bien, sur ce point comme sur les autres, il faut avoir le courage de dire aux « siloviki », aux ex-kagébistes, qui inspirent Vladimir Poutine et, peut-être, le contrôlent, qu’être en première ligne de la guerre contre le terrorisme ne leur donne pas pour autant tous les droits : et pas celui, en tout cas, de répondre à l’horreur par l’horreur et de disposer à leur guise de la vie des citadins de Grozny.
Chirac ne l’a pas fait ? Ni Schröder ? Ni Bush ? Ni le ministre des Affaires étrangères néerlandais, qui, au premier froncement de sourcil de son homologue russe, retira poliment la toute petite question qu’il s’était permis de glisser sur les conditions dans lesquelles a finalement été décidé l’assaut ? Ce n’est pas le moins navrant de l’affaire. Ni, surtout, le moins honteux pour de grandes démocraties en lutte contre la barbarie et pour les droits de l’homme et la transparence. Comme si notre terreur de la terreur nous interdisait déjà de compter jusqu’à deux. Un : la condamnation, sans réserve, de ce fascisme propre à notre temps qu’est le terrorisme d’origine islamiste. Deux : le refus d’une politique qui, en se vengeant sur d’autres enfants du mal fait à nos enfants, ajoute à la douleur du monde et ne règle évidemment rien.
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