Je suis de retour en Ukraine.

Et c’est à Tchassiv Yar, zone de Bakhmout, que j’ai appris la nouvelle de la mutinerie de Prigojine.

Vue d’ici, cette ténébreuse affaire se conclut sur deux mystères et une certitude.

*

Mystère, d’abord, de l’étrange naïveté de Poutine.

Comment cet homme, branché 24 heures sur 24 sur ses services secrets, a-t-il pu se laisser berner à ce point ?

Explication : le grand-père.

Eh oui, Poutine a eu un grand-père qui est, dit-on, la seule personne au monde qu’il ait un peu aimée.

Et, de même que Prigojine est sorti des gangs de Saint-Pétersbourg pour devenir son cuisinier personnel, ce grand-père aimé, Spiridon Ivanovitch Poutine, se trouve avoir été, lui, le cuisinier de Lénine et de Staline, leur homme de confiance, leur goûteur.

Un goûteur ne trahit pas.

Un goûteur est comme un chien, prêt à mourir pour son maître, à sa place.

Raison pour laquelle Poutine avait beau voir se multiplier les rodomontades de son goûteur, ses provocations de plus en plus insensées, il avait beau être informé en temps réel des préparatifs de la mutinerie (car on n’improvise pas la mise en ordre de marche de 25 000 hommes, l’occupation d’un QG aussi stratégique que celui de Rostov, une montée vers Moscou, des relais, des ralliements), il avait beau tout voir et tout savoir, il n’y croyait simplement pas.

Anecdotique. Mais romanesque. Et les tyrans, hélas, ont leur part dans le roman des hommes.

*

Mystère ensuite de la pantalonnade prigojinienne et de la farce que fut, au bout de quelques heures, sa volte-face.

On songe à un Bonaparte d’opérette.

À une réédition du coup de Fiume, mais en plus pathétique encore, et sans le panache de D’Annunzio.

Poutine, qui n’en était pas à une indulgence près, a même évoqué 1917 et comparé donc les soudards de Wagner aux comités de soldats des bolcheviques.

D’autres ont évoqué l’opération Walkyrie des généraux allemands tentant, en juillet 1944, de renverser leur maître.

Et vient forcément à l’esprit l’image d’un général Boulanger version gangster que l’on retrouvera bientôt, non pas suicidé sur la tombe de sa maîtresse, mais défenestré à Minsk ou succombant à une vodka arrosée au polonium.

Ici, en Ukraine, on a une explication plus prosaïque.

Prigojine est un mercenaire.

Son contrat expirait dans quelques jours, fin juin. Il était prévu, à cette date, de contractualiser ses têtes brûlées, de les intégrer à l’armée régulière, bref, de ne plus le payer.

Or un mercenaire qu’on ne paie plus a une idée en tête et une seule : venir chercher son dû, par tous les moyens de pression, extorsion, chantage possibles et imaginables.

Le client plie ? Très bien. Finie la comédie. Tout le monde rentre à la maison, et lui en Biélorussie.

*

La certitude, en revanche, c’est que le « maître de toutes les Russies » est le grand perdant de l’histoire.

Voilà un homme que le monde – à l’exception des Ukrainiens – prenait pour un bon joueur d’échecs.

Voilà un dictateur qui passait pour un homme de marbre, une âme d’airain, un tsar à la main de fer et aux réflexes d’acier.

Voilà le chef de guerre qui nous faisait si peur, dont on redoutait les calculs implacables et dont on nous disait, lorsque les Ukrainiens réclamaient des avions et des canons, qu’il était capable de toutes les escalades.

Il a permis, cet homme-là, que quelques milliers de clowns sanglants parcourent sans rencontrer de résistance 800 kilomètres en Russie.

Il les a laissés, impuissant, abattre un hélicoptère, prendre d’assaut le quartier général stratégique de « l’opération spéciale », discuter avec des officiers de garnison comme si Prigojine était leur chef, semer la panique jusqu’à Moscou.

Il a vu, stupéfait, des villages et des villes accueillir ces hommes sous les vivats, scander « Wagner ! Wagner ! » sur leur passage, quémander des selfies, offrir qui un café, qui du pop-corn, qui des fleurs.

Il ne s’est pas trouvé un char pour s’opposer à cette farce et les correspondants locaux du FSB sont eux-mêmes restés dans une prudente expectative.

Cet homme a fait la preuve que, non content d’échouer en Ukraine, il ne tenait plus son propre pays.

Et ce sentiment diffus de force contenue et de « décisionnisme » infaillible qui est le ressort de la crainte qu’inspirent les dictateurs s’est volatilisé en une demi-journée.

Il s’est évaporé en Ukraine où les derniers à en douter savent que, comme me le disait, au début de la guerre, le rabbin d’Uman, Poutine est un tigre de papier.

Il s’est évaporé en Russie où l’on sait désormais que le roi est nu et que, comme après le coup d’État raté d’août 1991 qui précipita la dislocation de l’URSS, un autre coup, plus sérieux, peut emporter le régime à tout moment.

Et il s’est évaporé en Occident où il est devenu raisonnable de penser en termes entièrement nouveaux l’hypothèse, qui nous a tant terrorisés, du tyran aux abois décidant une ultime montée aux extrêmes : qui peut encore croire que, dans la chaîne de commandement qu’impliquerait pareille folie, les mêmes qui ont failli le lâcher pour Prigojine accepteraient, demain, de se suicider avec lui ?


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