Sa guerre d’agression contre l’Ukraine, Poutine la livre avec des missiles solair Buk, avec des chars et des chiens de guerre dont certains viennent de Russie, avec des camions bâchés et sans plaques d’immatriculation.

Mais il la livre aussi avec des mots, des slogans, des bouts de mémoire trafiqués, un travail (grossier ou subtil, ça dépend…) sur l’histoire récente ou ancienne de son pays et de l’Ukraine ; et, de cette guerre dans l’Histoire, de ces jeux sur les mots et sur la langue, de ces actes de piraterie langagiers ou mémoriels, j’avoue n’avoir pas connu d’équivalent depuis très longtemps – et je voudrais tenter d’en distinguer et détailler, devant vous, quelques-unes des figures les plus marquantes.

*

Il y a, d’abord, la réévaluation du passé – et, en particulier, du passé le plus criminel.

Un seul exemple.

La figure de Staline.

Dans les premières années du poutinisme, il y avait une sorte de nostalgie honteuse, non dite, du stalinisme.

Là, ce n’est plus honteux. C’est dit. C’est pensé et clairement articulé. Et c’est toute une réévaluation du rôle historique du Petit Père des peuples à laquelle on est en train d’assister.

Je ne parle pas des statues réinstallées à Gori.

Ni des portraits que l’on commence de revoir à Iakoutsk et dans les villes reculées de l’Extrême-Orient russe.

Je pense aux manuels scolaires qui seront mis en circulation à la prochaine rentrée scolaire et où l’on insiste sur le patriotisme de Staline, sur son côté grand dirigeant et, en particulier, grand chef de guerre – et où, s’il est question du Goulag, c’est à la double condition a) de rester dans le flou des chiffres ; b) de le rendre indissociable des progrès industriels réalisés dans les mêmes années et qui ont permis à l’URSS d’accéder au rang de superpuissance.

Il y a, au titre de la même réévaluation – mais, si j’ose dire, dans l’autre sens –, une série d’opérations de défiguration de l’Histoire dont je ne prendrai, de nouveau, qu’un exemple.

La perestroïka, vous le savez, avait permis qu’éclosent, ici ou là, un certain nombre de lieux de mémoire témoignant des crimes du stalinisme.

Eh bien, voyez ce qui est en train de se passer avec le site de Perm-36, dans l’Oural.

Ce fut un camp de concentration terrible par lequel sont passés, entre autres, Chalamov et Boukovski.

Et les débris de ce camp, de ce Perm-36, avaient été transformés, et cela était très beau, en un musée – le seul du genre – pour les victimes du Goulag.

Or ce musée vient d’être fermé à la suite d’une sombre histoire de désaccord entre les autorités locales et l’ONG qui le gérait.

Et il est question, à l’heure où je vous parle, soit de le laisser fermé (ce qui serait une terrible régression) ; soit de lui maintenir son statut de musée, mais en prenant le point de vue, désormais, des gardiens du camp (cela paraît fou, mais c’est pourtant vrai…) ; soit, enfin, de prendre prétexte du fait que nombre de nationalistes baltes et ukrainiens ont eu des sympathies hitlériennes pour le « réorienter » en direction des « moyens mis en œuvre » par la glorieuse Union soviétique pour se protéger [sic] « de la cinquième colonne et des nazis ukrainiens ».

Dans tous les cas, une belle saloperie.

Troisième opération qui me frappe beaucoup lorsque je lis les textes des historiens mais aussi lorsque j’écoute les déclarations des plus hauts dirigeants russes d’aujourd’hui : les trafics de mots, les jeux sur les mots et le climat d’hystérisation sémantique dont Moscou est devenu le théâtre.

Un seul exemple, là encore. Ou plutôt deux. Mais ils sont significatifs !

Le mal que se donnent ces gens, à Moscou, pour nous expliquer qu’« Ukraine », en russe, veut simplement dire « frontière », ou « territoire frontalier », ou « marche ».

Je ne parle pas le russe.

Et je n’ai donc pas la moindre idée de l’exactitude, ou non, de cette thèse.

Mais je sais que c’est un argument utilisé pour dénier à l’Ukraine réelle sa légitimité de nation et, donc, son indépendance ; et je sais aussi qu’avec le même genre d’argument on effacerait bien des pays de la carte – à commencer par les États-Unis d’Amérique qui, eux, n’ont carrément pas de nom (a-t-on idée de s’appeler « États-Unis » ?) et qui, lorsqu’ils en ont quand même un, choisissent de s’appeler « l’Amérique » qui n’est pas davantage un nom de pays puisque c’est celui d’un cartographe (Amerigo Vespucci…).

Et puis – deuxième exemple – les gens (souvent les mêmes) qui se donnent une peine folle pour nous expliquer que l’origine de la Russie c’est la « Rus de Kiev », ce vaste territoire qui, au IXe siècle, englobait la Biélorussie, le nord de la Russie et le nord de l’Ukraine et dont le nom signifierait, là encore, que Kiev est le berceau de la Russie.

Je crois que cela n’a pas grand sens, là non plus.

J’ai lu, je ne sais où, que « Rus » était le nom, à l’époque, d’une compagnie commerciale scandinave.

Mais peu importe.

Ce qui importe c’est qu’on se sert de cette analogie, de cette assonance, de cette homonymie sémantique entre « Rus » et « Russie » pour dire que la Russie a son berceau à Kiev et pour dénier à l’Ukraine, de nouveau, la possibilité d’un destin séparé de celui de la Russie.

La sémantique au secours de la politique.

La guerre des mots au service de celle des armes et des tanks.

C’est la troisième méthode – et elle ne vaut guère mieux que les deux autres.

Mais voici la quatrième.

Le choix des éléments que l’on décide de mémoriser et de ceux que l’on préfère oublier – la façon que l’on a de procéder à l’écriture, ou réécriture, de l’Histoire.

Vous me direz que toutes les nations font cela et que c’est le principe même de la construction des grands récits qui établissent la généalogie et la légende des peuples.

C’est vrai.

Mais il y a des limites.

Or, si je prends l’affaire de Crimée par exemple, il est évident que les limites sont allègrement franchies. On nous rappelle à tout bout de champ que la Crimée n’appartient à l’Ukraine que depuis le jour, en 1954, où Khrouchtchev lui en a fait cadeau – et c’est formellement exact.

Mais pourquoi les mêmes se taisent-ils sur son annexion par Catherine II à la fin du XVIIIe siècle ? Pourquoi, si on veut vraiment jouer au petit jeu de savoir qui sont les occupants, sinon les plus naturels ou les plus légitimes, du moins les plus anciens de la région, faire silence sur le fait que, lors de son rattachement, en 1921, à l’Union soviétique, la péninsule de Crimée était majoritairement composée de Tatars ? Et pourquoi ne pas dire que, si ce n’est plus le cas, si quelque quatre-vingt-dix pour cent de sa population parle aujourd’hui russe et si un grand nombre (pas autant que l’a dit le référendum bidon organisé au lendemain de l’Anschluss de l’an dernier – mais un grand nombre, quand même…) de ces habitants n’est pas contre le rattachement à la Russie, c’est parce qu’un certain Joseph Staline a procédé, en 1944, à une élimination méthodique desdits Tatars ?

C’est une autre réécriture de l’histoire.

Et c’est une autre façon de légitimer auprès des gogos, ou des lâches, ou, tout simplement, de certains diplomates, la politique actuelle du Kremlin…

Et puis, à l’inverse, une autre opération encore, que j’appellerai une opération de désécriture.

C’est l’opération consistant à arrêter l’écriture de l’Histoire, à la stopper, à un point qui vous convient et qui sert vos desseins.

Là, l’exemple le plus frappant c’est la question de l’antisémitisme ukrainien.

Que l’Ukraine ait été un pays ravagé par l’antisémitisme, c’est une évidence.

Qu’elle ait été le terrain de ce que le père Patrick Desbois a appelé « la Shoah par balles », cela n’est pas niable.

Mais n’est pas niable non plus un processus qui reste à analyser ; que certains, du reste, ont commencé d’analyser ; et qui est un processus de travail sur soi, de deuil de sa propre Histoire – tout un travail sur cet antisémitisme national que le peuple ukrainien a commencé d’accomplir avec un courage, une lucidité historique, que je trouve, pour ma part, tout à fait exceptionnels.

Lorsque je pense au temps qu’il a fallu à mon pays, la France, pour regarder en face son propre passé criminel, lorsque je pense aux efforts qu’il en a coûté à l’Europe pour revenir sur cette grande ombre qu’a été la révolution nazie sur l’ensemble du continent et pour la dissiper, je ne peux qu’être admiratif de la manière dont le virus antisémite a été désactivé en Ukraine.

Je ne dis pas qu’il a « disparu ».

Car je ne crois pas, hélas, que ce type de virus disparaisse jamais tout à fait.

Mais qu’il ait été désactivé, qu’il soit devenu un virus dormant, tapi dans les profondeurs de la société mais ne se manifestant plus guère et ne commettant plus ses ravages que très sporadiquement dans l’Ukraine d’aujourd’hui, cela, oui, je le pense.

Qu’est-ce qu’un virus « désactivé » ?

Comment opère ce processus de « désactivation » dont je parle ?

Cela reste à définir.

Et je vous avoue n’avoir, sur ce point, pas achevé ma réflexion.

Mais le fait est là.

Il se trouve que je connais un peu cette Ukraine contemporaine.

Je me suis plus d’une fois porté sur le Maïdan de Kiev où j’ai eu l’honneur, à deux reprises, de prendre la parole.

Et j’ai été très attentif, évidemment, aux traces que je pouvais voir, ou ne pas voir, de cette folie criminelle ancienne.

Or la réalité est bien celle que je dis. Sur cette place de toutes les libertés qu’était le Maïdan de 2014, en ce lieu où la parole était absolument libre et où pouvaient s’exprimer toutes les folies, toutes les fantaisies, toutes les opinions les plus démentes, les plus farfelues et, si elles le voulaient, les plus criminelles, sur ces tréteaux en plein air où aucune « opinion » ne pouvait être censurée (et on en a vu des opinions absurdes ! des graffitis insensés ! et on en a entendu des paroles cinglées, ou aberrantes, sur cette scène de toutes les libertés, sur ce Hyde Park Corner à la mode ukrainienne, qu’était devenu le Maïdan !), il y a un délire dont nul n’a signalé la moindre occurrence, il y a une forme de folie politique qui n’a pas été une seule fois documentée et dont il faut donc croire qu’elle n’a pas eu droit de cité sur le Maïdan – et c’est la folie antisémite.

Alors, il ne faut pas perdre de vue Babi Yar, évidemment !

Mais ne pas prendre en considération ce travail que le peuple ukrainien a fait sur lui-même serait une autre malhonnêteté, ce serait une autre forme de ce trafic de mémoire, ce serait une autre version de la même réécriture de l’Histoire – ce serait une désécriture, oui, qui consisterait à figer l’enregistrement des traces dignes d’être mémorisées au moment qui arrange les scripteurs russes de l’Histoire ukrainienne.

Il faut refuser cela.

Nous sommes réunis, ici, pour nous arc-bouter contre cette filouterie.

Mais vous avez encore une autre opération.

Il y a la réécriture, il y a la désécriture, il y a l’hystérie sémantique que j’évoquais à l’instant, il y a la réévaluation de certains épisodes, la défiguration de certains autres et des lieux de mémoire qui y sont attachés – mais il y a, aussi, le révisionnisme historique pur et simple.

Un exemple à nouveau.

Une affaire particulièrement sensible.

Et une affaire qui a connu un rebondissement récent, au moment du soixante-dixième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, avec les déclarations du ministre des Affaires étrangères polonais, Grzegorz Schetyna, et la réaction de Vladimir Poutine à ces déclarations.

Très intéressante, cette passe d’armes entre, d’un côté, le président de toutes les Russies qui se veut l’héritier, donc, de Staline mais aussi du tsar Nicolas Ier – et, de l’autre, le ministre des Affaires étrangères d’un pays où l’on a payé pour savoir, mieux qu’ailleurs, ce qu’Auschwitz, nazisme et libération du nazisme veulent dire.

Ce que chacun sait, c’est qu’Auschwitz a été libéré, le 27 janvier 1945, par la centième division de la soixantième armée du « premier front ukrainien » ou, plus exactement, par un corps d’armée constitutif de ce qui s’appelait alors le « premier front ukrainien ».

Mais ça veut dire quoi, au juste, qu’Auschwitz a été libéré par le « premier front ukrainien » ?

Il est exact – et, sur ce point, la narration russe n’a pas tort – qu’à l’époque soviétique les « fronts » étaient nommés moins en fonction de l’origine des soldats qui les constituaient qu’en fonction de leur situation et de leur rôle stratégiques.

Le premier front biélorusse était celui qui se battait en Biélorussie.

Le premier front ukrainien était celui qui avait libéré une part de l’Ukraine du cauchemar nazi (auquel l’Ukraine a, par parenthèse, payé un tribut au moins aussi lourd que le reste de l’Union soviétique et, en particulier, que la Russie).

Et c’est donc un fait, il est impossible de le nier, qu’Auschwitz a été libéré par un corps d’armée soviétique qui s’appelait ukrainien parce qu’il avait opéré en Ukraine et pas parce qu’il était composé uniquement d’Ukrainiens.

Mais ce qui est non moins exact, ce qui est non moins attesté et incontestable, et ce qui est méthodiquement désécrit, pourtant, dans les textes de propagande du Kremlin, ce qui est systématiquement raturé et recouvert par les palimpsestes frauduleux de ces révisions en série, c’est trois choses.

D’abord le fait que, sans doute parce qu’il venait de se battre en Ukraine, sans doute parce qu’il venait donc de « ramasser » sur son passage tout ce qu’il a pu de soldats mobilisables et, par la force des choses, souvent d’origine et nationalité ukrainiennes, ce corps d’armée, ce « front ukrainien », était composé, non pas certes en totalité, mais pour moitié, d’Ukrainiens : on comptait, de mémoire, dans ce « premier front ukrainien », un millier de Biélorusses ; quelques centaines de Tchétchènes ; quelques centaines, puisqu’ils étaient comptabilisés comme tels, de « juifs » ; et, approximativement, quarante mille Russes et quarante mille Ukrainiens, à peu près le même nombre autrement dit, en sorte que c’est un fait, oui, que la libération du camp d’Auschwitz a été faite par une armée de cent mille hommes où les Ukrainiens étaient surreprésentés – 50 % du bataillon, en somme, et c’est énorme ! ce n’est pas tout le bataillon, bien sûr, mais c’est quand même énorme ! et je ne crois pas que c’eût été le cas dans quelque autre corps d’armée soviétique que ce fût…

Autre fait. Deuxième réalité qui donne raison, que cela plaise ou non, au ministre polonais contre Poutine et ses autres contradicteurs du Kremlin. L’unité qui est entrée à Auschwitz, la première, la toute première, à avoir découvert et vu, de ses yeux vu, l’enfer sur terre qu’était le plus vaste camp d’extermination construit par les nazis, était commandée par… un officier ukrainien ! Il s’appelait Anatoly Shapiro. Et c’était un major, un juif ukrainien. Prenez la chose comme vous voudrez. Voyez-y une coïncidence ou un signe. Un hasard ou une preuve. C’est surtout un fait historique. C’est cet officier juif ukrainien qui était à la tête de la colonne qui a pénétré à Auschwitz et qui l’a donc, si les mots ont un sens, libéré. C’est un fait. Et les faits, comme dirait l’autre, sont têtus.

Et puis, troisièmement, à la tête de la tête de cette unité, il y avait une unité de tanks. Et le premier tankiste de cette unité de tanks, le premier homme à soutenir, ou pas, le regard des squelettes vivants qui y étaient encore, le premier à avoir vu les tas de cadavres ou de chaussures dont les images ont fait ensuite le tour du monde, le premier à avoir découvert les visages hébétés derrière les barbelés, les silhouettes qui n’en croyaient plus leurs yeux et avaient perdu jusqu’au souvenir de ce que pouvait être l’espérance, le premier à avoir vu, et permis que soient vus par le reste du monde, les vestiges de cette barbarie absolue qu’avait été le nazisme, est encore un Ukrainien, un tankiste ukrainien, qui s’appelait Igor Pobirchenko.

Il peut y avoir, dans ces considérations, quelque chose qui semble dérisoire face à l’horreur dont il est question et à la scène dont il s’agit.

Mais c’est cela que voulait dire le ministre polonais quand il a rappelé que ce sont des Ukrainiens qui ont libéré Auschwitz et l’élémentaire probité historique oblige à dire qu’il avait raison : renvoyer l’Ukraine à son antisémitisme congénital, l’assigner, comme à une espèce de fatalité, à cette haine du juif dont son histoire ne fut, hélas, pas avare et faire l’impasse sur cet autre aspect des choses, voilà, encore, un geste ignoble, voilà encore un mensonge intéressé, voilà encore un épisode de cette guerre des mémoires que livrent les historiens en civil du Kremlin et c’est pour cela, et c’est en ce sens, que je parle de révisionnisme historique.

Je me suis accroché, il y a quelques mois, à Prague, avec un historien russe sur cet épisode et j’ai été sidéré par sa volonté d’ignorance et sa capacité d’aveuglement.

En revanche, je me rappelle comment, lorsque le président Hollande a décidé, sur la suggestion de quelques-uns, notamment moi, d’inviter le futur président Porochenko en Normandie où il avait déjà invité Poutine, c’est à partir de cet argument qu’il l’a fait – c’est à partir de cette idée que la « grande guerre patriotique » comme on disait du temps de l’URSS, la libération d’Auschwitz, la victoire sur le nazisme, ne pouvaient pas devenir la propriété privée de tel ou tel ; c’est à partir de l’idée que cette mémoire, et cette gloire, ne pouvaient pas être l’objet de cette appropriation injuste et frauduleuse…

L’Ukraine était là dans les armées soviétiques.

Elle était là, et bien là, dans ce bataillon de l’armée rouge qui est entré dans le lieu ô combien symbolique qu’est Auschwitz.

Et c’est, aussi, pour cela que le président Hollande a invité Petro Porochenko à participer à ce « Format Normandie » qui est resté, depuis, le cadre diplomatique des discussions entre lui, Hollande, mais aussi Angela Merkel et, naturellement, les présidents russe et ukrainien.

Ces points d’Histoire ne sont pas seulement des points d’Histoire.

Ils peuvent avoir, ils ont, une importance colossale pour les débats, les combats, les arbitrages d’aujourd’hui…

*

Et puis, enfin, et je terminerai avec cela, il y a des opérations de pur négationnisme.

J’emploie le mot à dessein, et vous savez le poids qu’il a dans le vocabulaire politique français et dans nos discussions d’aujourd’hui.

Mais, là aussi, c’est un fait.

Et, même si les choses ne sont pas comparables, même si je suis de ceux qui pensent que la Shoah est un crime à nul autre pareil, il est de fait que, dans la façon dont les historiens et les responsables russes, depuis quelques années, traitent la question de l’Holodomor, se manifeste quelque chose qui s’apparente à un négationnisme.

L’Holodomor c’est cette tuerie par la faim, c’est ce massacre par la faim, du début des années 1930 qui a fait, au bas mot, cinq millions de morts en Ukraine.

Et cette tuerie, si elle a été niée, occultée, effacée du temps de l’Union soviétique, a quand même commencé d’émerger à la surface des mémoires avec la perestroïka et les années qui ont suivi.

Or que voit-on aujourd’hui ?

Un processus de réoccultation, de réengloutissement depuis le début des temps poutiniens – et cela, de plusieurs manières.

Vous avez le trafic sur les mots : il suffit de dire que l’Holodomor n’est pas un « génocide » mais une « tragédie » pour que l’événement change de sens.

Vous avez la discutaillerie sur les faits : il suffit de dire que cette tragédie a existé certes, mais qu’elle n’a pas frappé l’Ukraine spécifiquement mais l’Union soviétique dans son ensemble – et c’est une deuxième façon de la nier.

Vous avez le doute porté sur le nombre des morts, voire sur les raisons et les circonstances de leur mort – et, de nouveau, le phénomène se voit enveloppé dans une brume d’incertitude qui est la forme même de ce que nous appelons le négationnisme.

Et sur tous ces points, le moins que l’on puisse dire est que Poutine s’affaire !

Ici, ce sont des commissions parlementaires ad hoc.

Là, la Commission des Affaires étrangères de la Douma votant une résolution afin de nier qu’il se soit agi d’un génocide.

Là, on légifère sur le fait que les morts ukrainiens n’ont été qu’une goutte d’eau dans l’océan d’une famine générale et monstrueuse embrassant toute l’Union soviétique.

Et là, enfin, vous avez une intense activité diplomatique, auprès des organisations internationales et, en particulier, des Nations unies – je recommande, si ce n’est déjà fait, aux historiens ici présents de compiler le paquet de déclarations, projets de résolutions, ou oppositions à des projets de résolutions, qui se sont multipliés, depuis 2003, de la part des ambassadeurs de Russie auprès des Nations unies, à New York, pour voir l’importance que cette affaire a pu prendre.

Et puis, ça passe par la mobilisation des plus grands esprits : je pense, en particulier, à mon chagrin lorsque j’ai entendu Alexandre Soljenitsyne enrôlé, dans l’une de ses dernières déclarations publiques, dans cette sale affaire – je pense à l’image navrante de l’auteur de L’Archipel du Goulag embrigadé dans cette petite troupe d’escrocs, de manipulateurs de mémoire, pour venir dire, lui aussi, que l’Holodomor était une fable, qu’il n’était rien d’autre qu’un totem autour duquel venait se constituer le sentiment national ukrainien ; il venait, ce jour-là, apporter son immense autorité à l’appui de l’opération de négationnisme russe.

Voilà ce que j’observe depuis un an et demi que je vais et viens en Ukraine.

Voilà la série d’opérations frauduleuses qui se jouent dans l’espace de cette mémoire en guerre, ou de cette Histoire en feu, que devient, chez les idéologues du Kremlin, la mémoire de l’Ukraine.

Poutine, historien en chef…

Les historiens russes, mercenaires au service d’une politique, embrigadés par une dictature d’un nouveau type…

Rarement m’a semblé aussi précisément vérifié le mot de George Orwell sur l’Histoire posée sur la table de nuit des tyrans, tel leur livre de chevet favori.


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