Parmi tous les blocs-notes que j’ai consacrés à Trump depuis le début de son mandat, il y en a trois que je relis, cette semaine, sans déplaisir ni regret.
Celui (18 janvier 2018) où je le comparais au père Ubu, ce roi de carnaval aussi égoïste que veule, aussi avide qu’ignorant, à la fois irascible, complotiste, scatologique, tyrannique, et dont l’« abomination comique » devait être, selon le lycéen génial nommé Alfred Jarry, le programme des pouvoirs à venir.
Celui (19 janvier 2017) où, rappelant l’apologue talmudique du gardien de cochons devenu roi et retrouvé par Rabbi Yehouda, à l’ouest d’Edom, dans la peau de l’empereur Dioclétien, je disais aux hommes de bonne volonté et, en particulier, aux juifs américains que faire alliance avec cela, abdiquer leur jugement devant tant de vulgarité, s’incliner, fût-ce tactiquement, face à un mauvais berger qui ne respecte que la puissance, l’argent, les stucs et les ors de ses palais, bref, se rendre, non à Pompée ou à Assuérus, mais à lui, Dioclétien, pouvait s’apparenter à un suicide.
Et puis encore celui (24 septembre 2020) où je rappelais l’histoire de Romulus Augustule, ce nain Auguste, cet enfant-roi cruel et ridicule, ce dernier empereur de Rome au nom si étrangement prédestiné puisque c’était celui du fondateur devenu fossoyeur et qu’il disait le pinacle et la splendeur classiques défigurés par le suffixe diminutif – celui où je rappelais, donc, comment on retrouva Romulus Augustule, le jour de son impeachment par les pères conscrits du Sénat, puis de sa déposition par Odoacre, roi des Hérules, en train de pépier, tweeter, dans son poulailler.
Car nous en sommes là.
Et, après les événements de la semaine dernière, au lendemain de ces images sidérantes de vandales en chapeau de trappeur prenant d’assaut les sièges de Jefferson, de Roosevelt et de Kennedy, la question n’est plus de savoir si Trump est, ou non, personnellement responsable : il l’est sans aucun doute car c’est lui qui, par ses appels explicites à marcher sur le Capitole, a fait que les « lumières sur la colline » de l’exceptionnalisme américain sont devenues, l’espace de quelques heures, des feux de haine et de forfaiture.
Elle n’est pas de savoir s’il faut, ou non, appeler « coup d’État » cette opération finalement pathétique menée, dans un fracas de jurons, de tweets et de selfies, par une bande de mères de famille en treillis, de complotistes demi nus arborant un casque de Goldorak ou de militants de QAnon à la poitrine ornée de symboles nazis : les émeutiers du 6 février 1934 n’avaient pas plus fière allure ; ni le quarteron de généraux antigaullistes d’Alger, le 21 avril 1961 ; ni les putschistes de Madrid ouvrant le feu, vingt ans plus tard, dans les Cortes ; ni les conjurés de Catilina mis en déroute par Cicéron ; et ce furent pourtant bien, chaque fois, des sortes de coups d’État…
La question n’est pas davantage de se laisser embarquer dans des débats, pour l’heure subsidiaires, pour savoir s’il appartenait à ces compagnies privées que sont Twitter et Facebook de bannir le président factieux : le problème est, certes, d’importance ; et il faudra bien finir, un jour ou l’autre, par mener une vraie réflexion sur le statut mixte, mi-privé mi-public, du compte d’un personnage politique, suivi par des dizaines de millions de partisans, et appelant à la sédition ; l’essentiel, pour l’heure, était de prendre les mesures d’urgence qui, selon Machiavel méditant sur les coups de force contre la République romaine, étaient les seules à pouvoir briser l’élan d’un président vaincu et prêt à prendre d’assaut, après le Congrès, son propre bureau.
Non. La vraie question est celle de la signification historique, ou historiale, de cette séquence.
Deux précédents, pour le coup, s’imposent.
Celui, en 390 avant J.-C., des oies du Capitole, où l’assaut contre la République fut stoppé par l’ancien consul Manlius Capitolinus réveillé, in extremis, par les oies sacrées de Junon (aujourd’hui Mike Pence ?).
Et celui, huit siècles plus tard, du sac de Rome par Alaric, qui ne trouva, lui, personne pour l’arrêter et dont les troupes, comme le dira, bien plus tard, le meilleur chroniqueur de la destruction de la Ville éternelle, se servirent des vases antiques comme de « mangeoires pour leurs chevaux », des fûts de colonne comme de « montoirs pour leurs cavaliers » et des statues pour en faire « de la chaux »…
Cette séquence est-elle, en d’autres termes, un épisode ou un présage ? un accident ou un moment d’Histoire ? le coup de folie d’un roi déchu et ivre de ressentiment qui, comme Richard III ou Néron, emporterait bien avec lui, dans l’abîme, la grandeur de la République – ou une étape dans l’inéluctable déclin, dont le trumpisme ne serait qu’un symptôme, de l’empire américain et de ses institutions ?
Je ne crois pas à la fatalité.
Je pense donc que le jeu est ouvert et dépend de ce que feront ou non, dans les jours et les heures qui viennent, les responsables de l’administration Biden – mais aussi les Ted Cruz, les Mitch McConnell, les Lindsey Graham, tous ces caciques républicains à qui il revient de dire, très vite, s’ils comptent laisser une minorité de soudards détruire le parti d’Abraham Lincoln et de John McCain.
Le cœur des États-Unis est dans la main, non des dieux, mais des hommes.
Ce dont Erdogan et Poutine ont rêvé – humilier la démocratie -, une poignée d’Américains l’ont fait ; et c’est à une poignée d’autres qu’il appartient de ramener, ou non, l’autel de la Victoire sur le Capitole
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