Ces jours-ci, quand je regarde devant moi et que le passé me tourne la tête, me revient l’appel d’André Breton, dans Les Champs magnétiques (1919), au « décalement le plus complet ».

Il entendait par là une parole radicalement étrangère à la barbarie d’où sortait le monde et où il s’apprêtait à replonger.

Il voulait des textes de foudre, d’un trait, dont la main ne tremblerait pas, ni ne trébucherait le pied, quand on se mettrait en mouvement.

Des livres intraitables comme l’époque, mais raisonnés.

Dévastateurs, mais bienfaisants.

Des livres de malfaiteur qui n’éteindrait pas, mais rallumerait, la lumière après lui.

Des livres inhabitables, sauf à quelques âmes sœurs.

« Amis… Ô mes amis, il n’y a pas d’amis… » Mais si. Rien d’autre ne compte, au contraire, pour les surréalistes d’alors. Et à cette logique de l’amitié tiennent, et la littérature, et la pensée, et la science, et le diable attrapé par la queue, et le reste. Des livres qui, donc, feraient justice de ce mot désespéré prêté à Aristote mourant. Des livres de vivants qui seraient d’autant plus bienveillants aux amis (rares) qu’ils seraient hostiles à la canaille (en nombre).

Il imaginait des livres qui, s’il le fallait, se tireraient une balle dans les mots alors même que leurs auteurs croyaient que le monde, jusque dans ses désastres, était fait pour aboutir à un beau livre.

Il en appelait à des poètes qui ne feraient plus de cadeau à quiconque et ne seraient respectables que parce qu’ils tiendraient leurs semblables, leurs frères, leurs lecteurs, en respect.

Ces livres, on pourrait être conduit à les écrire en anti-français (Joyce, que Breton prétendait abhorrer : « j’écris unglish »).

Ou dans toute autre langue dénuée de singerie, de séduction et même de volonté de convaincre (la forme qui « ne se laisse pas approcher » dont rêvait, au même moment, Walter Benjamin ; ou le Michel Leiris de Glossaire constatant la « monstrueuse aberration » qui « fait croire aux hommes » que « le langage » sert à « communiquer »).

Des livres sans preuve, et dont l’évidence crève les yeux.

Des livres savants, puis brûlés, comme celui de Rabbi Nahman ou de l’ami, bientôt ennemi, Louis Aragon.

Des livres de feu et écrits sans dormir : ces jeunes gens n’avaient-ils pas fait, de toute façon, leur deuil du sommeil ? les anathèmes de Lautréamont contre « les planches somnifères » et leurs « stupeurs profondes » n’étaient-ils pas aussi les leurs ? et ne pensaient-ils pas que Jacques Vaché, l’un des humains que Breton a le plus aimés, était mort d’un « excès d’endormissement » ?

Un siècle a passé.

Exactement un siècle.

Il n’est pas sûr que les amis du jeune André Breton aient toujours été fidèles à cette belle ardeur.

Mais ce qui est certain, c’est que la situation d’aujourd’hui n’est pas très différente de ce qu’elle était alors. Le désert ne croît plus, il s’installe.

La bassesse, la petitesse d’âme, la pensée de ceux qui ne pensent pas, l’inhumanité et la cruauté envers les faibles, l’indifférence, à cet instant même, au sort de ceux dont le seul tort est d’être nés du mauvais côté de la planète, ne menacent plus, elles règnent.

Les morts-vivants, les cadavres académisés et gesticulants, les assassins couverts d’honneurs et les complices des assassins, les fanatiques de l’ordre nouveau et les ennemis de la liberté, ne s’appellent plus ni Barrès, ni Mussolini, ni le boucher du Rif, Francisco Franco, mais ils leur ressemblent comme des frères.

Et, face à ce monde en train de se défaire sous l’œil de nouveaux barbares, face à cette terre sèche et bonne à tous les incendies (Louis Aragon encore), face à ce nihilisme couronné et qui ose tout, l’on rêve de jeunes ou de moins jeunes gens aimantés par les mêmes « champs magnétiques » et rallumant la flamme de leurs aînés magnifiques.

Il faudrait pouvoir gifler, non plus les Anatole France du moment, mais ceux qui, quand les fascismes montent, croient que le comble de l’insoumission consiste à entrer dans les raisons de Poutine ; à se réjouir du spectacle offert par l’Ubu nord-coréen, son train fantôme et son Barnum ; à excuser les « fous de Dieu » coupeurs de têtes ; voire, aux dernières nouvelles, à envahir les préfectures et sous-préfectures.

Et les œuvres de grande veille rêvées par les amis de Jacques Vaché, ces textes d’intelligence et de colère qui n’ont pas suffi, alors, à endiguer la marée noire mais qui l’ont peut-être retardée, ces pages de haut vol écrites comme par un oiseau aveugle mais qui cherche la lumière, ces Manifestes à l’attention d’hommes révoltés pour qui la vue du visible n’est plus soutenable mais qui choisissent, néanmoins, de le regarder en face, ces livres écrits par et pour les libres esprits qui perdent confiance dans la raison mais sont encore prêts à s’enchanter d’une étincelle, ces livres où l’on ne dira plus ni « on », ni « nous », ni « ils », ni même « je », car la vérité n’a ni nom ni pronom, ces voix de stentor ou de murmure, ces paroles dont il importe peu qu’elles soient entendues de tous ou de très peu dès lors qu’elles énoncent ce qui est – on les attend.

Ceci est un appel – et un programme.


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