De Claudel à Gary, de Rondeau à Rufin ou Remy, nombreux sont les écrivains qui revêtirent le frac diplomatique. Bernard-Henri Lévy, lui, lorsqu’il part représenter la France en Afghanistan en 2002, c’est sans broderies, ganses dorées et plumes d’autruches.

Le philosophe part à la demande du président Jacques Chirac et du Premier Ministre, selon un ordre de mission d’Hubert Védrine : « Il vous reviendra d’abord de dresser un état des lieux dans un certain nombre de domaines prioritaires […]. Sur la base de cette évaluation, vous établirez une liste de recommandations et de propositions destinées à contribuer à la définition des projets de coopération français en Afghanistan. »

Lévy est ainsi dépêché à Kaboul, dans cette contrée qu’il connaît bien. Ce voyage sous passeport diplomatique s’inscrit dans la suite des trois déplacements qu’il fit en Afghanistan et qui le lièrent aux moudjahidines et à leur commandant, le lion du Panshir, Ahmad Shah Massoud. 

Il en résulte un ouvrage qui méprise le verbiage bureaucratique et offre à son lecteur un véritable plaisir de lecture. Il nous raconte l’histoire du lien franco-afghan, tout en offrant une peinture enchanteresse des bouddhas perdus de Bamiyan.

Vingt ans après cette mission, durant laquelle l’éthique de conviction avait rejoint l’éthique de responsabilité, le rapport que l’écrivain rendit sur la participation de la France à la reconstruction de l’Afghanistan paraît aux États-Unis. Précédemment publié en français par Grasset et la Documentation Française en 2002, le rapport est publié cette fois sous l’égide du Middle East Institute de Washington, dans une version augmentée par une préface du Général Petreaus, ancien commandant de la Force internationale d’assistance et de sécurité en Afghanistan et ancien directeur de la CIA, et par un texte du professeur Marvin G. Weinbaum. Le lancement de cette traduction en anglais aura lieu le 26 juillet à 16h (heure française) lors d’une conférence Zoom avec l’auteur et le Général David Petreaus.

Fait rare pour ce genre de texte, le Rapport Afghanistan bénéficie aujourd’hui d’un nouveau souffle.

Mais d’un nouveau souffle aux relents de déjà vu, qui s’engouffre dans un présent noir que l’on est en droit de regretter. L’actualité du texte de Bernard-Henri Lévy provoque un trouble, jusqu’à la nausée. Quid de l’Afghanistan ? Les boys, qui n’étaient pas des soudards mais le moyen d’un équilibre, se sont retirés, le territoire commence d’être vermoulu par le retour des talibans : les check-point à la frontière avec le Pakistan se sont rendus sous la menace, Kaboul est en train de tomber. La situation sur place s’est effondrée en quelques semaines, avec la rapidité du diable. L’obscurité rampe, et avance, au pays des chevaux.

N’avons-nous donc rien fait pour éviter cela ? Avons-nous réellement abandonné le pays à ses ruines, de terres et de cendres, ce pays où – ce sont les mots de Kessel – « les vestiges d’une civilisation avaient fondu l’Occident et l’Orient » ? N’avons-nous tiré aucune leçon de l’Histoire ? Je relis ce matin les propositions de Bernard-Henri Lévy. Elles ont vingt ans, je le répète. J’insiste sur cette faille des années. Le temps qui passe n’a pas servi pour agir, mais pour laisser de côté, oublier. Et je ne peux m’empêcher de penser que si nous avions agi pour mettre en œuvre quelques-unes de ces idées – qui avaient pour objectif d’inverser, avec le soutien de France, la logique talibane, c’est-à-dire politique, idéologique et religieuse, de briser le cercle de la destruction – nous n’en serions, peut-être pas là aujourd’hui. Voici ces propositions, à méditer :

1. Reconstruire une police d’État.

2. Reconstruire une armée nationale.

3. Former des officiers afghans dans des écoles militaires françaises, Saint-Cyr Coëtquidan ou Saint-Maixent.

4. Créer une unité d’élite antiterroriste sur le modèle du GIGN.

5. Proposer une structure de type fédéral avec une assemblée des régions, sénat des ethnies, chambre des warlords.

6. Financer, à Kaboul, avec l’appui du ministère des Droits de la femme, un Forum international femmes qui aurait vocation à établir les principes d’une charte des droits de la femme afghane.

7. Annexer cette charte à la Constitution pour garantir ces droits. 

8. Créer à Kaboul une Maison des femmes pour la démocratie et la dignité.

9. Favoriser le dialogue entre les femmes en Afghanistan, via l’association Asia (Agency for small-scale integrated women section activities), et en France, par l’ouverture d’une ligne de correspondance, sur des questions politiques, mais aussi (et peut-être d’abord) intimes. 

10. Implanter sur tout le territoire, autant que faire se peut, des écoles laïques, gratuites, et obligatoires.

11. Former des enseignants, des « hussards noirs » afghans, qui rependraient des discours de citoyenneté, de droit, de savoir, de lumières et de paix.

12. Créer une ENA afghane, comme cela a été fait en Algérie. 

13. Reconstruire les villes après les urbicides talibans et, pour ce faire, déléguer une mission d’architectes, d’urbanistes, de grands commis de l’État, pour établir un projet de reconstruction.

14. Créer un Institut International Ahmad Shah Massoud et un Prix Massoud pour saluer des valeurs de résistance. 

15. Créer un Centre culturel Joseph Kessel à Kaboul.

16. Créer une Maison afghane des écrivains, le Centre Bahudine Majrouh, parrainée par la Maison des écrivains de la littérature à Paris.

17. Faire paraître à Kaboul deux magazines littéraires de Peshawar, L’Aube et La Perle du Dari.

18. Faire à l’Afghanistan un don de papier pour pouvoir imprimer des livres. 

19. Redonner vie au cinéma afghan en rénovant une salle à Kaboul et en établissant un partenariat entre Afghan Films et Unifrance Films, et en créant une société de coproduction : Ariana Films.

20. Restaurer des archives audiovisuelles avec l’aide de l’INA.

21. Soutenir techniquement la télévision (créer une délégation entre France Télévision et Arte pour dresser un inventaire des besoins télévisuels), former des techniciens, accueillir des journalistes en stage. 

22. Soutenir le quotidien Arman Mili et l’ONG Aïna ; mettre en place, à Kaboul, un Media Center.

23. Créer l’hebdomadaire bilingue, en dari et en français, Les Nouvelles de Kaboul.

24. Soutenir la radio panchiri Solh ; fournir, avec l’aide de Radio France, des émetteurs. 

25. Inaugurer, à Kandahar, en territoire pachtoun, dans le lieu symbolique de l’ancienne maison de Mollah Omar, un Musée national de la souffrance et du martyre afghans. 

26. Sanctuariser les fouilles archéologiques pour les protéger, dans un premier temps, et ainsi mettre sous scellés les richesses de la mémoire de l’Afghanistan.

27. Importer à Kaboul une exposition du musée Guimet sur l’art afghan. 

28. Organiser le rapatriement d’œuvres dispersées, et procéder à un archivage rendu public. 

29. Bâtir un Musée national.

30. Former des archéologues.

31. Tenter de retrouver, après la destruction par les talibans des bouddhas Sol Sol et Shahmana, le bouddha couché de Bamiyan.

32. Créer une faculté de théologie à Kaboul pour rompre avec l’enseignement du wahhabisme.

33. Reconstruire le CHU d’Ali Abad. 

34. S’appuyer sur des ONG, à qui l’on fournirait une dotation exceptionnelle d’urgence, pour mettre en œuvre une aide sanitaire sur tout le territoire.

L’enjeu de tout cela était de « renouer le fil d’un dialogue ». Au terme de son rapport, en 2002, Bernard-Henri Lévy conclut à propos de ce pays, l’Afghanistan, et de ses misères : « Trois guerres et quarante ans plus tard, la problématique n’a guère changé. » 

Où en sommes-nous désormais, à l’aube de la prochaine guerre ?


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