Faire de Charles Baudelaire le héros d’un roman, il fallait oser. On peut déjà porter au crédit de Bernard-Henri Lévy d’avoir pris ce risque au lieu de se réfugier dans la biographie romancée, manière facile de « contourner l’obstacle ». Bernard-Henri Lévy s’est emparé de la vie de Baudelaire, au travers de quelques jours que le poète a passés à Bruxelles en 1866, à l’Hôtel du Grand-Miroir. Rongé par la syphilis, Charles Baudelaire entre dans une interminable agonie. Il a quarante-cinq ans. Il mourra à Paris, quelque treize mois plus tard.

Les Derniers jours de Charles Baudelaire est un livre très construit, à plusieurs voix, autour d’un narrateur qui ne se dévoilera – partiellement – qu’à la fin, et qui décrit minutieusement le lent glissement de Baudelaire vers la déraison et l’aphasie. Le moment de la mort légale n’aura, ensuite, plus d’importance. Le narrateur affirme avoir recueilli les dernières réflexions du poète sur lui-même, avoir écrit sous sa dictée des fragments de Mémoires, sans toutefois ignorer « qu’il se trouvera toujours des malins pour douter de ce récit » auquel s’ajoutent les témoignages de la logeuse de Bruxelles, Mme Lepage, du photographe belge, Charles Neyt, de Jeanne Duval, la maîtresse noire de Baudelaire, de son éditeur, Poulet-Malassis, de sa mère, Caroline Aupick, et enfin d’un prêtre.

On y découvre un Baudelaire à la fois inattendu et plausible, qui a désiré la gloire et les honneurs, qui s’est renié, abaissé, compromis – en vain – pour les obtenir, qui a été méconnu et rejeté par tous, – Gautier, Hugo, Sainte-Beuve, et même Delacroix, – qui a le sentiment de finir sa vie, alors qu’il n’en est qu’à l’ébauche de son œuvre, qui a vécu et va mourir sur un immense malentendu.

À propos de malentendu, si vous entendez dire que ce livre est sans intérêt, soyez certains que vous avez affaire à des malveillants ou à des incultes (la conjugaison des deux n’étant pas exclue). La manière qu’a Bernard-Henri Lévy de se raconter en Charles Baudelaire, de mêler sa fascination pour l’écrivain et l’expression, à travers lui, de ses propres préoccupations, est indéniablement talentueuse.

Bien sûr, quand il s’en explique, notamment dans la revue L’Infini, il le fait de la manière péremptoire qu’on lui connaît. Quant au roman, il n’est, certes, pas exempt de défauts. On ne peut pas dire que le « Monologue de Mme Lepage » soit un modèle du genre, et que pour faire parler, à la première personne, une femme du peuple, Lévy ait vraiment l’oreille. De même, Jeanne Duval, dont on lit un journal intime dans la troisième partie, n’est guère crédible. Et puis, on a le sentiment que ce texte manque de chair. Bernard-Henri Lévy, intellectuel brillant, n’est peut-être pas un romancier. Mais, comme il a sans doute prévu ce reproche, il s’en joue par la voix de son narrateur, qui précise, au terme du récit : « Toute cette aventure, on s’en souvient, avait commencé par mon regret d’être ce débutant parfait, plein d’aisance et de grâces, mais tragiquement dépourvu de l’intime gravité qui donne aux livres leur poids. »

On se dit parfois que ces trois cent cinquante pages sont trop bien faites, trop lisses, qu’on y voudrait sentir un malaise, une fêlure, une blessure, plutôt que d’y voir un exercice de virtuose, un collage littéraire, même maniés avec art.

Le « simple péché d’exister »

De là à conclure que Bernard-Henri Lévy est trop intelligent pour être romancier – comme l’affirme Modiano à propos de Sollers, – il n’y aurait qu’un pas qu’on doit bien se garder de franchir. Le héros du roman, Charles Baudelaire, a, par avance désamorcé cette idée stupide « selon laquelle l’intelligence, qui est la vertu des philosophes et des penseurs, n’est que par accident celle des poètes et des artistes », alors, « qu’un peintre n’est vraiment grande que lorsqu’il a de grandes idées […] Éloge de l’intelligence. Gloire à l’entendement et à la raison ».

Quelles que soient les failles de cette entreprise, dont Bernard-Henri Lévy est assez subtil pour jouer, on éprouve, si l’on aime Baudelaire, si l’on pense qu’il est « le vrai négatif de la grosse bêtise optimisto-progressiste de l’époque », une sorte de jubilation à lire ce livre où s’interprètent « une vie et une œuvre tout occupées à se justifier du simple péché d’exister ». Que les déductions de Bernard-Henri Lévy, les pensées qu’il prête à Baudelaire, aillent dans le sens de ses propres obsessions, il n’en fait pas mystère, puisqu’il écrit un roman. La seule question est celle de la pertinence. Et la réponse est satisfaisante. Non seulement lorsque sont évoqués les thèmes attendus, l’éloge de l’artifice, du maquillage, mais aussi dans des réflexions plus singulières sur le catholicisme, la filiation : « Fils de prêtre, fils de prêtre », murmure la voix intérieure depuis cette lointaine enfance […]. Malheureux qui, amis ou ennemis, vont chercher dans le général Aupick et dans leurs difficiles rapports l’explication de ses tourments. Il sait, lui, que la piste est fausse. Il sait que c’est chez le prêtre, et dans son crime premier, que sont la plupart des clés. Lâcher l’information ? La révéler aussi crûment ? Il faudra voir. Peser le pour et le contre. Mais l’idée, déjà, lui plaît bien. »

Bien entendu, ce roman contient son propre désaveu, dans la lettre de Poulet-Malassis au narrateur, où l’éditeur et ami de Charles Baudelaire affirme : « Sur la méthode qui consisterait (car telle est bien, n’est-ce pas, votre idée ?) à vous introduire ainsi, comme par effraction, dans la tête d’un poète que vous avez à peine connu, puis à le faire parler par votre bouche, avec vos mots et vos préoccupations, souffrez que je vous dise mon extrême perplexité – doublée, et c’est plus grave, des plus expresses réserves quant aux idées d’ensemble que, chemin faisant, vous développez. »

On pourrait ainsi multiplier la recherche de signes, de justifications du projet de Bernard-Henri Lévy, de passerelles entre le héros des Derniers jours de Charles Baudelaire et l’auteur du roman (à commencer par cette incapacité (de Baudelaire) à écrire, ou penser, sa biographie, ou ses remarques sur l’autobiographie via le narrateur : « Ce récit, s’il l’écrit, ne dira d’ailleurs pas “la” vérité. Il n’offrira pas une version qui, sous prétexte qu’elle est la sienne, invalidera les autres en les frappant de fausseté »). On pourrait même en arriver à dire que tout cela tourne au jeu de piste. Mais non, on ne va pas, au moment où l’indigence intellectuelle est en train de tout grignoter — la télévision, les journaux, les livres, – bouder le plaisir d’être invité à jongler avec le savoir et la littérature, dans ce « Baudelaire-roman ».


Autres contenus sur ces thèmes