Le puissant Dniepr coulait non loin.
Ce furent un fleuve de mots, une clameur unique, deux heures durant, d’indignation furieuse, un raz de marée de vérités à l’attention de ceux qui, si près, si loin, dans les capitales oublieuses du vieux Continent, s’abandonnent à l’impuissance programmée, ce fut un martèlement sonore de figures mythologiques, de noms philosophiques, héros de l’idée d’Europe, chantres de l’universel, une litanie sans fin de ces grands hommes d’hier qui reviennent nous hanter quand cela va trop mal entre les nations, ce fut un vocifération politique contre les démons en cours et leurs crimes aux frontières, on entendit un chant poétique à Eros et aux villes amoureuses de la vieille, si jeune Europe sous les ors anciens d’un opéra dont une impératrice russe, folle de Bel Canto, décida, il y a un siècle et plus, d’orner la ville d’Odessa.
Sublime douce vivante Odessa où flottent le souvenir de Pouchkine, des marins du Potemkine, des mutins de la Mer Noire, d’Isaac Babel et de tant d’autres partisans du genre humain.
A eux, aux femmes de l’été si belles qui viennent une dernière fois peut-être jouir des parfums d’Odessa et peuplaient le parterre du Grand Opéra d’Odessa, aux soldats qui étaient là, en partance dans l’Est de l’Ukraine pour y combattre les chiens de guerre à la solde de Poutine, aux amis venus exprès de Kiev pour l’évènement, aux quelques-uns qui sont de l’aventure depuis longtemps et attendaient que se lève le rideau d’or sur la scène d’Hôtel Europe, Bernard-Henri Lévy a donné lecture de sa pièce, acteur improvisé de lui-même, cœur et âme mis à nu, homme solitaire égaré dans une nuit de sainte colère où le monde se défait jusqu’à la lie, jusqu’à parfois la folie.
Le pari n’était pas mince. Le risque était grand que l’immense nef de 1600 sièges, étagée six fois jusqu’au paradis, devant tant d’étrangeté, de radicalité, d’attente, se vide peu à peu, ainsi qu’il arrive, paraît-il souvent, lors du Festival du film d’Odessa où aficionados et estivants se volatilisent sans façon, en grappes, quand l’histoire sur l’écran dérange ou déplaît. Pensez : un monologue en français de deux heures ou presque sans entracte, sous-titré en ukrainien ainsi que le veut la règle du pays, pour un public presqu’exclusivement russophone, en fin d’après-midi quand l’air est si doux aux terrasses d’Odessa. On nous avait prédit le pire.
Le public est resté, happé par la véhémence et l’ordre impérieux du discours d’un homme seul, qui, ordinateur en main, vivait en direct son texte, sentinelle hallucinée des catastrophes en cours et de l’abaissement européen face au retour de la saloperie populiste un peu partout à l’Ouest et de l’impérialisme à l’Est. Un ton, oui, entre halluciné et prophétique, en mémoire, peut-être, d’Artaud au Vieux Colombier, un soir de 1947, quand nous n’étions pas encore nés…
Et puis, last but not least, preuve, une fois de plus, était faite, s’il en était besoin, qu’on peut parler russe en Ukraine, écouter une pièce française traduite en ukrainien, sans se sentir l’âme séparatiste, être pris d’hubris nationaliste, envahir la Crimée, se payer le Donbass et hisser le drapeau russe sur une province bientôt dévastée.
Odessa la cosmopolite, russe, grecque, juive, tatare, roumaine, et parfaitement ukrainienne. Odessa le modèle. Odessa mon amour ?
Un charmant petit homme fort jeune avait, en moins d’un mois, organisé et orchestré tout cela. Il s’appelle Vladislav Davidzon. Nous l’appellerons désormais Maestro. Il avait choisi une traductrice de Kiev, Irina, qui continuait à nous faire vivre l’élan du Maïdan, les sacrifices consentis, ses espérances pures.
Quant à Lévy, costume noir, mèche folle, corps dandy infatigable, les Dieux du Théâtre, ce soir-là, étaient au-dessus de sa tête, grand rebelle.


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