Ne connaît-on jamais un être ? Et que savent les uns et les autres de vous sinon le visage que vous leur offrez ? Bernard-Henri Lévy traverse l’existence avec une popeline blanche qu’il dégrafa un soir du printemps 1977. La télévision célébrait les livres à une heure de grande écoute. Gloire à Bernard Pivot ! La popeline et celui qui la portait crevèrent l’écran. Le théâtre français eut son prince, Gérard Philipe ; le cinéma son dieu, Alain Delon. Le monde des idées découvrait BHL.
« La beauté est un don fatal », est-il dit chez Alfred de Musset. De toutes les injustices, la beauté d’un visage dépasse l’entendement. Pourquoi lui ? Les affreux, sales et méchants eurent pardonné à BHL qu’il fût BHL à condition qu’il boutonnât sa chemise et que ses dents fussent jaunes. Un demi-siècle plus tard, BHL a publié une cinquantaine de livres, écrit deux pièces de théâtre, réalisé une dizaine de films, documentaires et fictions, rédigé des milliers d’articles, reportages, entretiens en français, en anglais.
Les hommes sont ce qu’ils font. Ils sont responsables de leurs actes. BHL a construit une œuvre. Le 8 janvier sortira Nuit blanche, le premier livre du reste de sa vie, comme si Nuit blanche annonçait que l’intellectuel passait son tour, que l’écrivain réclamait le sien : « Le problème, c’est que tu en as trop vu. Les cadavres. Les charniers… », lui avait dit Philippe Sollers quand il n’avait pas 30 ans. Depuis, il a parcouru le monde, couvert des guerres oubliées, vu « les cadavres en rondelles des bébés de la Mitidja ». BHL a 76 ans. Peut-être est-il temps de parler d’autre chose. D’autre chose et d’une autre façon.
L’homme sans sommeil
BHL ne dort pas. « Cette idée de passer un tiers de sa vie à dormir, ou un quart, m’a toujours semblé tragique pour un écrivain. » BHL ne dort plus. Sauf au théâtre ! Laurent Terzieff a joué Richard III devant des paupières closes. BHL ne dort jamais. Il a ouvert chez lui une pharmacie de nuit. On y trouve tous les somnifères : Imovane, Havlane, Mogadon, Rohypnol, Quviviq, Pentobarbital, Bromazépam, Dépamide, etc. BHL compare les pilules les unes aux autres. Pas certain que ses contempteurs apprécient cet inventaire à la Prévert. BHL s’amuse. Ils n’ont pas l’habitude. BHL a ses contempteurs comme jadis les châtelains avaient leurs pauvres.
Nuit blanche commence vers minuit et s’achève à l’aube « car en plus je suis contre le sommeil ». BHL passe de la chambre au bureau, du bureau à la salle à manger. Il envoie un mail. Il rédige un texto. Nuit blanche est un scénario de film. Il remarque « ce jeune monarque éveillé » qu’il voit de sa fenêtre. Il dérange sa bibliothèque à la recherche d’un livre perdu. Et comme il ne rêve plus, il se rappelle. Il était une fois à Milan ; il était une fois la Scala ; il était une fois celle qu’il nomme A. Ils s’aiment une première nuit mais lorsqu’ils se quittent à l’aube, c’est « avec décision prise entre moi et moi de ne plus jamais la revoir ». La foudre avait frappé. L’amour aliène. BHL prend peur. Il se ravisera. BHL n’a pas tenu sa promesse. Il a revu A. Elle est endormie ce soir quand il fait les cent pas dans l’appartement. Refuser l’amour est pire qu’un crime, c’est une faute. Dom Juan n’est pas fréquentable.
Un autre jour, une autre chance, BHL partira pour Trouville. Il a rendez-vous avec Marguerite Duras qui l’attend « face à la mer basse » et lui intime un ordre : « Pas de questions, je vous prie, des réponses. »
La nuit est noire ou à peu près. BHL n’est pas couché. Lautréamont, Levinas, Freud sont réveillés. BHL glisse dans les couloirs du temps. Il croise des fantômes qui reviennent, des guerres qui recommencent et des amis qui résistent.
Un homme gentil
« Une vie vaut une vie et rien ne vaut une vie. » Du Bangladesh à Gaza, BHL a gardé une cohérence que ses confrères, passés du col Mao au Rotary, n’ont pas toujours eue. Quand je pense à lui, je m’interroge : pourquoi a-t-il arpenté la planète ? Quel ressort intime a déclenché son désir de témoigner ? Être utile ? Sans doute. Laisser une trace ? Peut-être. Donner un sens à son existence ? Évidemment. Il a alerté, révélé, dénoncé. Avec courage. Avec constance. Au nom de qui ? Au nom de quoi ? D’une certaine idée qu’il avait de lui-même. De la place qu’il voulait occuper parmi les hommes. Et de la mission qui était la sienne : combattre les injustices.
Je le connais un peu. En fait, non, je ne le connais pas du tout. Enfin si, un peu quand même. Je le rencontre dans un studio de télévision ou de radio. Je l’appelle de temps en temps pour parler de tout et de rien. Pour lui demander un avis, un conseil, j’allais dire pour papoter. Est-ce qu’on papote avec BHL, normalien, écrivain, philosophe ?
Oserais-je dire qu’il est gentil ? Un philosophe gentil ? Pourquoi pas un pape rigolo ? Ce n’est pas ce qu’on leur demande. « Les gens vraiment intelligents ne sont jamais méchants », disait Françoise Sagan.
Un jour, une nuit, A filma son bel au lit dormant. BHL a détesté. Comme il déteste les valises à roulettes et les joggings en voyage. Tenir et se tenir. Il est aussi contre les parapluies. Il a raison. Je déteste ces hommes qui ouvrent un parapluie quand bien même il y aurait du soleil.
J’imagine ses enfants, ses amis ; j’imagine A : « BH, tu es fou ! Pourquoi écrire tout ça ? Ils extrairont une phrase au hasard et ce sera la curée… » BH écrit sans gilet pare-balles. Il n’a pas rédigé ses mémoires, juste évoqué quelques souvenirs, à la manière de Françoise Sagan, entre un Nocturne de Frédéric Chopin et un « Je me souviens » de Georges Perec.
Le jour se lève bientôt. BHL ne dormira pas cette nuit, ni aujourd’hui, ni demain. « Je veux vivre non seulement ma vie mais ma mort. » Quel aveu ! Dormir, c’est mourir un peu ! Voici son secret et qui sait sa folie : BHL n’est pas né pour mourir.
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