Je reviens sur le livre de Jean Birnbaum, Un silence religieux (Seuil), que j’évoquais, mais trop vite, la semaine dernière.

Ce livre lève un lièvre, et fait avancer le débat, quand il souligne notre sous-estimation systématique de l’élément spirituel dans nos analyses du djihadisme.

Il touche juste, et c’est son point fort, quand il moque le rien-à-voirisme (l’islamisme n’a « rien à voir avec l’islam ») qui est, chez les commentateurs comme chez les responsables, le presque inévitable corrélat du fameux « pas d’amalgame » (ânonné après chaque attentat et censé conjurer le risque de confondre tous les musulmans de France dans la même réprobation).

Et il faut lire – car elles sont stimulantes et neuves – les pages où, remontant le long fleuve intranquille de l’histoire de la gauche, il décline les mille et une manières qu’on a pu avoir, de l’époque de Marx à celle de Michel Foucault, de réduire le fait religieux à un symptôme, un opium, un ornement idéologique, une illusion passagère, une diversion – toutes les hypothèses, absolument toutes, pourvu que l’on ne prenne surtout pas au sérieux la dimension positive, singulière, irréductible, de l’islam politique.

Avec, à l’arrivée, deux conséquences terribles que le livre met bien en évidence.

Le désespoir des partisans d’un islam des Lumières dont le combat, au sein de l’islam, pour tracer les justes lignes permettant de démarquer les trésors spirituels de leur tradition et leur caricature sanglante, se voit annihilé et trahi.

Et l’erreur stratégique et morale de cette part de la gauche qui, en acceptant, ici, de faire tribune commune avec un héritier des Frères musulmans, là d’investir une femme voilée dans une campagne pour les élections régionales ou, là encore, de recommander au « Prolétariat » de faire cause commune avec un « Prophète » dont les fidèles ne seraient, à la fin des fins, que les brebis égarées de la pastorale révolutionnaire, prend le risque effrayant de justifier l’injustifiable.

Seulement voilà.

Il y a un dernier chapitre, dans ce livre, qui s’intitule « Djihadistes et brigadistes » et qui, brusquement, change tout.

Ce sont des pages, étranges, et que l’on dirait écrites d’une autre encre, où l’auteur, voulant faire un pas de plus dans la prise au sérieux du discours de l’ennemi, s’intéresse à sa dimension transnationale, à son côté entraide mondiale entre musulmans du monde et à sa façon de se jouer – je cite – de « la grammaire » des « frontières », des « territoires », des « puissances souveraines ».

Et le voilà qui, tout à sa démonstration, nous livre une comparaison, terme à terme, avec l’autre grand exemple moderne d’une jeunesse indignée, révoltée et quittant père, mère et milieu social pour aller, loin de ses bases et de ses repères nationaux, témoigner d’une solidarité active avec des frères martyrisés : les Brigades internationales en Espagne.

Alors, je sais que Birnbaum est prudent.

Et j’ai bien vu les passages où il prend soin de préciser que le rapport des djihadistes à la mort – leur façon de la recevoir comme une bonne nouvelle et de la glorifier – fait qu’on a là « deux idées de l’homme à la fois jumelles et irréconciliables ».

Mais fallait-il, dans ce cas, s’attacher avec autant de soin aux « destinées parallèles » des volontaires français traversant, hier, les Pyrénées et, aujourd’hui, la frontière entre la Turquie et la Syrie ?

A-t-on le droit de mobiliser Malraux, L’Espoir et la passion de la fraternité qui, de Madrid à Barcelone, de la défaite de Tolède à la descente des aviateurs blessés de Teruel, illumine le roman, pour souligner la « symétrie des deux scènes » ?

S’agit-il bien, d’ailleurs, de la même fraternité ? quand les uns disent « frères musulmans » et que les autres se réclament, comme Manuel, Garcia ou le vigneron Barca, de la devise républicaine de la France, parlent-ils de la même chose ? est-ce la même espérance ? le même « élan » et le même « enthousiasme » ? s’agit-il, pour parler comme Foucault à nouveau cité par Birnbaum, du même « imaginaire de la révolte » ?

Pour quelqu’un qui, comme moi, a grandi dans l’admiration de cette noble scène que fut l’Espagne républicaine et internationale il y a dans cette mise en regard quelque chose de profondément choquant et qu’on ne peut laisser passer.

Pour les djihadistes, se voir prêter un « idéal », un goût de la « solidarité », une volonté de « mener un combat décisif qui engage le destin de l’humanité » ainsi que le courage d’aller « braver la mort » et de mourir – je cite toujours – « pour leurs idées » est un inestimable cadeau.

Mais, surtout, je suis convaincu que le raisonnement est faux et qu’entre l’espérance des uns et des autres, entre la fraternité vécue des premiers et la fraternité-terreur des seconds, entre le goût supérieur de la vie qu’avaient les héros de l’Espagne libre et le nihilisme définitif des salopards de Daech, il y a la même différence que, selon le philosophe, entre le chien constellation céleste et le chien animal aboyant.

D’où vient que le même homme puisse, dans le même livre, c’est-à-dire dans le même geste, commencer par viser si juste et se fourvoyer, à la fin, si gravement ? C’est une autre question. Et elle ne surprendra pas ceux de mes lecteurs qui sont quelque peu familiers de l’histoire des intellectuels quand ils prennent à bras-le-corps le tragique de leur temps. Mais ce paradoxe, cet écart, ainsi que, semble-t-il, le succès du livre et la faveur dont commencerait, me dit-on, de jouir sa thèse ultime rendaient d’autant plus urgente, à mes yeux, l’expression de ce désaccord. Il y a diverses manières de banaliser le Mal : celle-ci en est une.


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