Je connaissais l’antiaméricanisme français.

Je savais, pour l’avoir maintes fois combattu, qu’il y a, au cœur de la culture de mon pays, une haine phobique de l’Amérique tenue pour une région, non du monde, mais de l’Être et presque de l’âme.

Ce que je savais moins c’est que la même chose, le même dispositif discursif ou fantasmatique, la même façon de transformer un autre pays en une sorte d’attracteur du pire amalgamant ce qu’il peut y avoir de pire dans sa propre idéologie nationale, fonctionnait ici aussi – ce que j’ignorais, et que je découvre à la lecture du livre de John J. Miller et Mark Molesky, c’est l’existence, en Amérique, tel un double parodique, d’une francophobie aussi absurde, systématique, hystérique, que peut donc l’être, à Paris, l’antiaméricanisme de l’extrême gauche et de l’extrême droite.

Le livre part de l’idée, nullement scandaleuse en son principe, de remettre en mouvement le vieux cliché d’une amitié franco-américaine qui aurait l’âge de La Fayette et dont seule la guerre en Irak aurait troublé la belle harmonie.

Sauf que, partant de la réévaluation plutôt juste de tel ou tel épisode de l’histoire diplomatique de nos deux pays (l’ambivalence de la France de Louis XVI à l’endroit de la jeune république nouvellement émancipée de l’Angleterre), exhumant des événements occultés de la préhistoire américaine (le massacre, en 1704, par une colonne de soldats indiens et français, d’une cinquantaine de civils à Deerfield, dans le Massachusetts), revenant, à juste titre, sur les mauvais penchants du général de Gaulle (le retrait de nos troupes de l’Otan ; l’indulgence navrante pour les Soviétiques et leur régime ; la méfiance obsessionnelle à l’endroit d’une « américanité » où son maurrassisme nourricier lui avait appris à voir comme un concentré de tout ce qu’il haïssait le plus en ce monde), il dérape malheureusement assez vite et, tout à sa volonté d’opposer une France noire à la vertueuse et lumineuse Amérique, nous offre un florilège d’arguments, tantôt extravagants, tantôt nauséabonds, qui sont tous censés prouver la perversité du génie français…

C’est telle citation, absurde car hors de son contexte, qui fait dire, peu avant sa mort, au plus atlantiste des Présidents français, François Mitterrand, que la France est « en guerre avec l’Amérique ».

C’est telle page, ridicule car sans le moindre fondement, elle, dans quelque texte que ce soit, où l’on voit son successeur, Jacques Chirac, applaudir comme le premier « vandale » venu à la destruction d’un McDonald’s par les bandes de José Bové.

Ce sont toute une série de collages, de citations trafiquées ou détournées, qui prêtent à Clemenceau l’idée que l’Amérique serait une nation passée « directement de la barbarie à la décadence sans le passage habituel par la civilisation », ou au philosophe Jean Baudrillard que la destruction du World Trade Center était un « rêve français » exaucé par Ben Laden.

Ce sont des pages véritablement grotesques où Voltaire se voit réduit au rôle d’un arnaqueur abusant Louis XV sur l’» énormité de la défaite française » ; Rousseau à celui d’un penseur totalitaire dont l’» idéalisme détaché » aurait engendré rien de moins que « Pol Pot et les Khmers rouges » ; Rimbaud à celui d’un « abolitionniste français » dont la « vulgarité de langage » serait à l’origine d’un « voyou » nommé Alfred Jarry ; ou encore Jacques Derrida ramené au rang d’un vague symptôme d’une France à la dérive réagissant à la perte de son influence par l’invention de cette « peste académique » que fut le « déconstructionnisme ».

Ce sont des clichés, d’autres clichés, énoncés sur le ton de l’évidence et du sérieux les plus extrêmes, qui présentent les compatriotes de Robespierre et Villepin comme des crétins à « béret » et « col roulé noir » (!) dont la mentalité à la fois guerrière et sanguinaire, versatile et corrompue, sournoise, insidieuse, amoureuse de la luxure, radine, maligne, serait à l’origine des excès du traité de Versailles, donc d’Hitler, donc de la guerre.

Bref, c’est, tout au long du livre, une charge folle, dont je ne connais d’équivalent que dans la littérature fasciste française des années 30, contre une nation diabolique, incarnation du Mal absolu et portant, jusque dans le corps et l’âme de ses ressortissants, les stigmates d’une volonté mauvaise dont le seul but serait, au fil des siècles, l’humiliation de la grande Amérique.

Cette façon de figer l’entière culture d’un pays dans une caricature présentée comme éternelle et naturelle a un nom : l’essentialisme.

L’essentialisme, poussé à un tel degré et culminant dans la profonde question de savoir si « les Français, à la fin des fins, pourront continuer à être les Français », est lui-même l’autre nom d’une tentation à laquelle l’on s’étonne de voir céder des esprits apparemment éminents : le racisme.

Et le fait est, oui, qu’il y a une forme de racisme dans cette façon de s’appuyer sur un texte de Mark Twain qui contient, nous dit-on, « plus qu’un peu de vérité » pour s’écrier : « grattez l’homme français », allez chercher un peu sous cet être incertain, intermédiaire « entre l’homme et le singe », vous trouverez un « sauvage » si c’est un homme, une « pute » si c’est une femme, vous trouverez une bestialité, dans tous les cas, « inconnue en terre civilisée ».

La France et l’Amérique méritent mieux que cette opposition de deux délires apparemment antithétiques et, en réalité, symétriques.

La France de Tocqueville et l’Amérique de la Génération perdue, ces deux nations également littéraires et pareillement convaincues de l’exceptionnalité de leur lien à l’Universel, ne peuvent se contenter de ce mimétisme noir où tout l’enjeu est de savoir qui emportera la palme de la bêtise.

La publication de ce livre, cette accumulation de stéréotypes et de vulgarités, cette ignorance épaisse et heureuse dont on ne sait plus, à force, s’il vaut mieux rire ou s’indigner, cette version américaine, en un mot, de ce que j’ai appelé naguère « l’idéologie française » et qui, dans un cas comme dans l’autre, fait horreur, me renforcent dans l’idée qu’il y a une urgence et une seule : renouer le lien brisé et, par-delà les deux chauvinismes, contre les irresponsables des deux bords enlacés dans la même étreinte mortelle, reprendre le dialogue des esprits.


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