Il faut, c’est sûr, être prudent.
L’Iran est un État totalitaire. Les États totalitaires ont toujours été, et demeurent, experts en double langage. En sorte que l’on peut — l’on doit — redouter une stratégie perverse, et particulièrement insidieuse, où les « bons diplomates » et les « mauvais terroristes », les ministres « responsables » et les tueurs « incontrôlés » se partageraient les rôles sous l’œil crédule de l’Occident.
Les Iraniens, dans cette hypothèse, seraient en train d’affiner le dispositif. Ils renonceraient aux aspects les plus voyants de la fatwa « à ciel ouvert ». Ils passeraient à la fatwa discrète. Ils inventeraient la fatwa silencieuse. Ils conjugueraient fatwa et mafia, veillant à ce que le contrat, comme tous les vrais contrats mafieux, soit exécuté dans l’ombre, la clandestinité, le secret. Ils renoueraient avec des méthodes plus traditionnelles (et, d’une certaine façon, plus sûres) d’élimination des opposants : celles de Mussolini ordonnant froidement, sans tapage, la liquidation des frères Rossetti ; ou, mieux, celles de Staline lâchant les tueurs du NKVD aux trousses d’un Reiss, ou d’un Trotsky. Scénario catastrophe ? Sans doute. Mais rien ne permet de l’écarter. Rien ne permet d’exclure que l’on voie surgir un jour un Ramon Mercader chiite qui, au terme d’une longue traque, et pour le compte d’un pouvoir qui se serait, d’avance, innocenté, exécuterait une sentence dont il est stipulé qu’elle est, en soi, « ineffaçable ». C’est pourquoi il me semblerait dramatique, et frivole, de voir les amis de Salman crier naïvement victoire, s’exclamer « l’affaire Rushdie est terminée » et, en échange de bonnes paroles, accepter de tourner la page.
Reste qu’en dépit de tout, malgré les ruses et les arrière-pensées probables, cette nouvelle position iranienne marque, aussi, un vrai tournant. Et cela pour, au moins, trois raisons.
1. C’est une première brèche dans le système théocratique qui règne à Téhéran : dire en effet que la fatwa perdure mais que l’État ne l’exécute pas, rappeler que la condamnation religieuse est imprescriptible mais que les autorités politiques n’ont plus mandat de l’appliquer, bref, distinguer la loi des mollahs de celle des ministres ou des juges, est un geste sans précédent depuis seize ans et c’est, qu’on le veuille ou non, une fissure dans les fondements d’un édifice qui repose sur la confusion des lois civiles et religieuses. Les représentants de Rafsandjani n’en ont peut- être pas conscience. Mais le simple fait de remettre à leurs homologues européens une lettre où, fût-ce de façon purement formelle, ou hypocrite, ils dissocient les deux régimes du droit, ébranle la base même du bloc de la foi iranien, du système théologico-politique qu’il soutient et de la tyrannie qui s’ensuit.
2. C’est la preuve que la fermeté paie, que la pression internationale n’est pas vaine et qu’ils avaient raison ceux qui, depuis le début, répétaient : « notre faiblesse n’est pas fatale ; nous sommes loin d’être démunis face au chantage des intégristes ; ils nous défient, oui ; ils nous testent ; mais nous avons, si nous le voulons, les moyens de riposter et de les contraindre au compromis. » Le prix de ce compromis ? S’il est choquant de voir troquer la liberté d’un homme contre des lignes de crédit ? Je ne le crois pas. Et je pense, pour tout dire, que la civilisation commence à l’instant très précis où les barbares, eux aussi, raisonnent en termes d’intérêt, de pragmatisme, de commerce. Il y a d’autres Rushdie à Téhéran. Il y a des mini-affaires Rushdie dans d’autres pays et, d’abord, en Algérie. Puisse la leçon être entendue. Puisse-t-on ne pas oublier qu’on a toujours raison de ne pas céder.
3. Cet événement est l’illustration de ce que peut un homme quand, contre toute raison, face à la lâcheté des uns et l’hostilité des autres, contre l’indifférence de la plupart et le prétendu ordre du monde, il décide de résister. Car enfin soyons sérieux. Ce compromis, si compromis il y a, est d’abord la victoire de Salman Rushdie. C’est la revanche d’un homme qui s’est longtemps battu seul, ou presque, contre la proscription inédite qui s’abattait sur lui. C’est l’exploit d’un écrivain qui, armé de ses quelques livres et d’une force de caractère peu commune, habité par une Loi morale qui était, cette fois, une loi écrite, n’a cessé de plaider, convaincre, troubler le jeu, s’insurger—jusqu’à, finalement, obliger le système à plier. Je me souviens de sa solitude, il y a cinq ans, à Helsinki, quand nous nous sommes rencontrés. Je me souviens du président de la République d’alors lui refusant un visa d’entrée en France et de celui d’aujourd’hui l’assurant de son « mépris ». Je me souviens de Margaret Thatcher, à Londres, me disant qu’il « méritait son sort » et du prince Charles, à Paris, ricanant qu’il « coûtait cher à la Couronne d’Angleterre ». Je me souviens (nous nous souvenons tous) de cette sainte-alliance des clergés qui faisaient bloc autour des imams et entérinaient le verdict. Y a-t-il beaucoup d’hommes, en ce siècle, qui aient eu à affronter semblable coalition de pouvoirs ? Y a-t-il beaucoup d’autres cas d’un esprit de résistance soumis à pareilles adversités ? Certains dissidents, sans doute. Vaclav Havel, dans son cachot. Le premier Soljenitsyne, décrivant, dans Le Chêne et le veau, l’énergie désespérée, l’entêtement, la résistance nerveuse à toute épreuve, le sang-froid, qui font qu’un seul, contre tous, finit par l’emporter. Rushdie et Soljenitsyne. Rushdie, ou l’endurance de la pensée. Cette réunion de ministres aujourd’hui, cette rencontre au sommet dont nul, au fond, ne voulait : exemple magnifique de ce qu’un individu peut susciter quand il a la ténacité, l’héroïsme tranquille, de Rushdie.
Un dernier mot. Le ministre iranien serait- il sincère, les ayatollahs auraient-ils réellement l’intention de renoncer à la chasse à l’homme, la fatwa elle-même finirait-elle, en dépit de tout, par être levée, bref Rushdie serait-il sauf — qu’il resterait une dernière bataille : celle qui le libérerait du rôle où cette affaire l’a enfermé. L’auteur des Versets est un écrivain. C’est-à-dire un homme de fables et de fictions. Or il y a, de par le monde — et pas seulement le monde musulman ! — des millions d’hommes et de femmes qui le prennent pour un blasphémateur ou, pire, un doctrinaire. Comment leur expliquer, à ceux-là, ce qui distingue une fable d’un blasphème ? comment les convaincre qu’un romancier n’est jamais un doctrinaire ? Cette bataille-là, je connais assez Salman Rushdie pour savoir qu’il en mesure l’ampleur, qu’il en connaît l’enjeu — et qu’il mettra, à défendre les droits imprescriptibles du roman, autant d’ardeur qu’à sauver sa vie.
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